FROMTHE
PERSONAL LIBRARY OF
JAMES BUELL MUNN
1890- 1967
BOSTON PUBLIC LIBRARY
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
Boston Public Library
http://www.archive.org/details/pomesetlgendOOpari
LBSEDBES
^
LES FAITS
LES ce:v\/res
GASTON PARIS
^«J^EL'ACADÉMIE FI^NÇAISE ^
• •
POEMES ET
LEGENDES
DU MOYEN-ÂGE
''M:^^n^
SOCIÉTÉ • D^ÉDITION • ARTlSTIQjU E • PARIS
PAVILLOHdeHANOYRE-RueLOUISleGRAND-35-54
1^ ^/Ixtib'l?';^^^'??^^'^^*--'^^''^^^'^^
It
FROM THE
PERSONAL LIBRARY OF
JAMES BUELL MUNN
1890- 1967
BOSTON PUBLIC LIBRARY
M
Poèmes et Légendes
du oMoyen oAge
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :
Dix exemplaires de grand luxe sur Japon
numérotés de 1 à 10
ET
Quinze exemplaires de luxe sur Ecllande
numérotés de 11 à 25.
Droits de traduction réservés pour tous pays
compris la Suède et la Norvège.
7847-99 — GoRBEiL. Imprimerie Éd. Crété.
LES IDÉES, LES FAITS ET LES ŒUVRES
Gaston PARIS
DE LACADÉMIE FRANÇAISE
T^oèmes
et Légendes
du (2Moyen-Âge
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITION ARTISTIQUE
32 et 34, Rue Louis-le-Grand (Pavillon de Hanovre)
/fff
6^3
'3
PRÉFACE
Le plus ancien des articles dont se compose ce
recueil (Hiion de Bordeaux) a été inséré dans la Revue
Germanique en 1 861 ; le plus récent [La romance mau-
resque des Orientales) a paru dans la Revue dliistoire
littéraire de la France en J 899 ; Félude sur la Chanson
de Roland et les Nibelungen est de 1862 [Revue Ger-
manique) ; celle sur Aucassin et Nicolette (publiée en
tête de la charmante traduction faite et illustrée par
Bida) de 1875 ; les trois autres, Tristan et Iseut^
Saint Josaphat, les Sept Infants de Lara ^ ont été pu-
bliées dans la Revue de Paris en 1894, 1896 et 1898.
C'est donc sur un espace de près de quarante ans que
se répartissent ces essais, écrits, à des intervalles
parfois très éloignés, pour le grand public auquel je
les offre aujourd'hui réunis, d'ordinaire à côté de
travaux spéciaux sur les mêmes questions destinés
aux seuls érudits.
Ils ont naturellement cela de commun qu'ils se rap-
portent tous à l'objet constant de mes études, la poésie
du moyen âge français. Mais ils ont encore un
VI PRÉFACE.
autre lien, c'est que tous considèrent celte poésie
dans ses rapports avec celles d'autres peuples et
d'autres temps, et qu'ils sont donc essentiel-
lement des essais de littérature comparée. Dans le
premier j'ai esquissé, d'une façon assurément bien
incomplète, un parallèle entre l'épopée française et
l'épopée allemande; dans le second j'ai cherché à
mettre en lumière l'origine germanique du roi de
féerie Auberon; j'ai signalé dans le troisième la prove-
nance sans doute orientale de la déhcieuse «chante-
fable » d'Aucassiii et Nicoiette^ si française de forme et
d'esprit; dans le quatrième je me suis efforcé de
démêler l'écheveau multiple des fils qui rattachent, à
travers l'Angleterre, laFranceet l'Allemagne, l'épopée
celtique de l'amour au Iristan et Isolde de Richard
Wagner ; dansle cinquième j'ai suivi plus loin encore,
jusqu'à son antique source indienne, une des légendes
les plus chères au moyen âge chrétien, et constaté
l'identité de « saint Josaphat » avec Bouddha; dans
les deux derniers j'ai indiqué les racines françaises
que l'on découvre à la chanson de geste, pourtant si
profondément castillane, des Infants de Lara, et j'ai
fait voir comment à son tour un fragment de cette
épopée avait pris sous la main de Victor Hugo l'em-
preinte du romantisme français. Et de même qu'elles
rapprochent de notre poésie médiévale la poésie des
peuples les plus divers, ces éludes doivent souvent le
PREFACE. VII
meilleur de leur contenu aux recherches de savants
étrangers, allemands, anglais, russes, italiens et espa-
gnols. Ainsi ce volume illustre une fois de plus le grand
fait de l'échange qui s'est produit de tout temps entre
les œuvres des différents génies nationaux et démontre
l'utilité du secours mutuel que se prêtent, dans l'inves-
tigation scientifique, les efforts des chercheurs de tous
les pays. Je serais heureux s'il pouvait contribuera ce
que cette double vérité fût de mieux en mieux reconnue
et devînt de plus en plus féconde.
Si l'histoire, ainsi conçue, de la poésie du moyen
âge, si l'histoire de la poésie en général m'a paru
jadis et me paraît encore digne d'occuper toute une
vie studieuse, c'est que je n'y vois pas seulement un
des aspects de l'histoire intellectuelle et esthétique de
l'humanité, ni même simplement une contribution à
l'analyse d'une de nos facultés essentielles, l'imagi-
nation créatrice. La fiction poétique estune des formes
sous lesquelles les hommes ont le plus naïvement
exprimé leur idéal, c'est-à-dire leur conception de la
vie, du bonheur, de la morale, et c'est en ce sens
qu'on peut dire avec Aristote (mais en se plaçant à un
autre point de vue) que la poésie est plus philosophique
que l'histoire. En étudiant ces empreintes laissées par
l'âme de nos ancêtres, nous nous trouvons souvent
amenés à les comparer aux idées que se fait notre âme
à nous des éternels sujets de toute poésie. J'ai essayé.
VIII PRÉFACE.
dans deux au moins des morceaux qu'on va lire, d'in-
diquer ce rapport en ce qui concerne l'amour en lutte
avec le devoir [Tristan et Iseut) et le but de la vie hu-
maine [Saint Josaphat)^ et j'ai quelque peu dépassé par
là le cadre habituel de ces sortes d'études. J'espère que
le lecteur me pardonnera ces digressions plus morales
que littéraires, et que, même s'il ne pense pas comme
moi sur les grands sujets qui y sont abordés, il y trou-
vera quelque occasion de réfléchir et tout au moins
de se persuader que la poésie est autre chose encore
que l'amusement des heures de loisir.
J'écris ces lignes le jour même de l'anniversaire
séculaire de la naissance de mon père, dans une ville
que nous visitions ensemble il y a quarante-trois ans,
et où tout ce que je revois et que j'ai vu jadis avec
lui évoque vivement son image. Qu'il me soit permis
de dédier ces pages à sa mémoire, toujours, mais
particulièrement aujourd'hui, si présente au cœur de
ses enfants. S'il pouvait les lire, il aimerait à y retrou-
ver, à défaut d'autre mérite, les sentiments qui lui
étaient le plus chers et qu'il s'est, dès mon enfance,
attaché à m'inculquer : l'amour de l'étude, l'amour
de notre vieille poésie et l'amour de la douce France.
G. P.
Dresde, 25 mars 1900.
POÈMES ET LÉGENDES
DU MOYEN AGE
LA CHANSON DE ROLAND ET LES
NIBELUNGEN
On a souvent remarqué qu'au moyen âge les traits
distinctifs qui séparent aujourd'hui les diverses
littératures nationales et constituent le génie propre
et l'originalité de chacune d'elles apparaissent beau-
coup moins saillants. Provençaux et Français, Espa-
gnols et Italiens, Anglais et Allemands chantent les
mêmes sujets et les chantent à peu près sur le même
ton. On retrouve dans les lieder des minnesinger les
éternels combats entre le cœur et l'amour, les plaintes
interminables sur les cruautés de la dame, les malé-
dictions acharnées contre les langues médisantes,
qui font aussi le fond des chansons provençales et
françaises; et de même, les hauts faits de Charle-
magne ou de Guillaume d'Orange, les aventures et
les amours des chevaliers de la Table Ronde, les
1
2 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
fables accumulées par les siècles sur le souvenir de la
guerre de Troie ou des conquêtes d'Alexandre sont
les matières épiques de tous les poètes de l'Europe
chrétienne, et non le patrimoine exclusif de la nation
qui les a célébrés la première. Il n'est pas impos-
sible, toutefois, de discerner dans les divers ou-
vrages inspirés par le même motif quelques-uns
des caractères propres à la nation de Fauteur. Ces
caractères, effacés à une époque où s'opérait sur le
monde barbare tout entier la grande œuvre uniforme
du christianisme, ne pouvaient cependant être com-
plètement éteints, et leur renaissance aux siècles
postérieurs, qui est en partie l'originalité des littéra-
tures modernes, ne peut avoir été absolument sans
précédents.
Mais ce ne sont pas seulement ces nuances dans la
manière de concevoir ou de traiter le même sujet qui
permettent de constater la vie particulière des diffé-
rents peuples dans l'ensemble, homogène au premier
abord, des œuvres poétiques du moyen âge. En dehors
de ce fond commun, venu presque entièrement de la
France, chaque peuple possédait son trésor particulier
de poésie nationale, qui avait un caractère plus spécial
et n'était guère exploité par ses voisins. L'Espagne
traduisait nos romans carolingiens, mais elle avait à
elle son poème du Cid\ l'Angleterre, tout en adoptant
les richesses poétiques de ceux qui l'avaient conquise,
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 3
n'oubliait pas ses vieilles traditions, que le génie popu-
laire a perpétuées dans les ballades; l'Allemagne, la
plus zélée et la plus intelligente des nations qui s'appro-
priaient les récits de nos poètes, conservait cepen-
dant et rajeunissait sa vieille épopée; les imitations
des poèmes français qui constituent en partie la litté-
rature Scandinave de cette époque n'empêchaient pas
les (( Norois » de se transmettre les anciennes chansons
dont le recueil forme les Edda.
Nos pères avaient aussi, à côté des « matières de Bre-
tagne et de Rome la grant », comme dit Jean Bodel, la
« matière de France » , qui leur appartenait tout entière,
et qui forme le vrai noyau et comme le cœur de notre
ancienne poésie. Seulement, tandis qu'ils laissaient aux
autres nations leurs traditions particulières, et n'imi-
taient ni les ISïhelungen, ni le Cid, leurs poèmes pas-
saient souvent la frontière, et prenaient ainsi le carac-
tère d'universalité signalé plus haut, ne conservant leur
cachet national que dans les rédactions françaises et
même dans les plus anciennes de ces rédactions. Au
reste, tous ne se vulgarisaient pas ainsi; il en est
quelques-uns dont le sujet était trop exclusivement
français pour pouvoir jamais tenter les imitateurs
étrangers : tels sont surtout les poèmes qui appar-
tiennent à l'épopée proprement féodale , comme
Raoul de Cambrai ou Girard de Roussillon^ que leur
caractère fortement national a privés des honneurs
4 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
faits à d'autres productions souvent moins remar-
quables (1).
Il y en a aussi quelques-uns, parmi les poèmes pure-
ment français, qui, tout en passant à l'étranger, ont
obtenu un succès médiocre, et se sont bien moins
répandus que ceux dont le caractère était moins accusé.
Le cycle de Guillaume d'Orange, par exemple, bien
qu'il ait pénétré en Italie et en Allemagne, n'a pas
eu, à beaucoup près, le succès des récits de la Table
Ronde. La Chanson de Roland^ le plus beau et le plus
vraiment national de nos vieux poèmes épiques, a eu
des destinées différentes cbez les différents peuples qui
l'ont accueillie : l'Espagne l'a complètement défigurée
en portant, dans ses romances à^ Roncesvalles ^ l'intérêt^
sur les vainqueurs et non sur les Francs qui succom-
bent; l'Italie ne l'a pas moins altérée en substituant
aux mœurs rudes et héroïquement grossières de la féo-
dalité primitive l'esprit romanesque, la galanterie et
les aventureux exploits delà chevalerie errante ; l'Alle-
magne l'a modifiée dans un autre sens en ne lui
donnant pour mobile que le sentiment religieux, et
en changeant les guerriers qui combattent pour la
cause de Dieu, mais au moins autant pour l'honneur
et pour la « douce France », en apôtres armés qui
(1) I/aUrait des œuvres françaises était si grand que même les
poèmes de ce caractère ont parfois été traduits et imités, les Lor~
rains, par exemple, en néerlandais.
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 5
vont prêcher l'Evangile à la peinte du glaive, n'ont
d'autre ardeur que celle de la foi, et n'ambitionnent
d'autre couronne que celle du martyre. Dans ces diffé-
rentes formes qu'a revêtues notre poème, on voit qu'il
a toujours perdu ce qui en constituait le plus essentiel-
lement l'inspiration, et que ce thème tout patriotique
est devenu, dans les variations qu'il a subies, une
sorte de lieu commun à peine distinct de tout autre
sujet belliqueux et chrétien.
La vieille chanson française, telle que nous l'a con-
servée le précieux manuscrit d'Oxford dans une forme
voisine de la rédaction du xi^ siècle^ vient de fran-
chir de nouveau le Rhin et de passer encore une fois
en vers allemands. M. Wilhelm Hertz, auquel nous
devions déjà l'élégante traduction des lais de Marie de
France, l'a traduite fort exactement et a permis ainsi
aux lecteurs allemands de la comparer aux imitations
qu'en ont rimées jadis leurs poètes avec plus de con-
naissance de cause que la plupart d'entre eux n'avaient
pu le faire jusqu'à présent. Je crois cette épreuve
destinée à modifier quelque peu le jugement qu'on en
a souvent porté, et bien que M. Hertz, dans sa préface,
partage à peu près les opinions émises jusqu'à lui
sur le mérite de notre poème, et particuhèrement
sur le rang respectif des Nibelungen et du Roland^
je pense que son excellent travail amènera plusieurs
esprits impartiaux, de l'autre côté du Rhin, à se rap-
6 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
prêcher des observations que je vais présenter sur ce
sujet.
Le caractère d'une épopée est, avant tout, d'être
vraiment nationale, d'être sortie des entrailles du
peuple qui l'a produite, de résumer sous une forme
poétique les grandes idées de son siècle, et principa-
lement celles qui touchent la religion et la patrie ; de
s'adresser à tous les ciloyens^ et de remuer en tous la
fibre qui peut s'exalter jusqu'à l'héroïsme; d'offrir, en
un mot, à chacun, idéalisés par l'imagination et dra-
matisés par le récit, les sentiments qui constituent le
plus essentiellement sa personnalité sociale. Ces carac-
tères ne suffisent pas pour faire qu'une épopée soit
belle : ils sont nécessaires pour qu'elle existe, et c'est
parce qu'ils manquent à des poèmes, d'ailleurs de
premier ordre, comme X Enéide ou la Gerusalemme^
qu'on hésitera à leur donner ce grand nom d'épopée,
que l'on accordera au contraire à des œuvres bien
moins parfaites sous le rapport de l'art, à notre
Chanson de Roland, par exemple.
C'est, en effet, la réunion de ces caractères qui fait
la valeur de ce poème et qui lui assure le premier rang
parmi les nombreuses chansons de geste du moyen
âge. C'est l'âme de la France féodale, telle qu'elle
existait au xf siècle, qui le vivifie et l'inspire. Chaque
chevalier chrétien pouvait croire avoir lui-même com-
posé ces énergiques tirades où il retrouvait tous ses
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 7
sentiments, toutes ses idées, toute sa vie, et on com-
prend parfaitement que les guerriers normands à la
bataille d'Hastings, au moment d'une action décisive
pour leur chef et pour eux, sentissent leur emplir le
cœur et leur monter aux lèvres les rudes vers qui
chantaient des Francs prêts comme eux à vaincre ou à
mourir.
Et cependant il ne faudrait pas pousser trop loin
cette remarque, dont on risquerait de fausser le sens
en l'exagérant. Le grand malheur du moyen âge, en
politique comme en littérature, a été la division trop
rigoureuse de la nation en trois classes distinctes : le
clergé, qui formait pour ainsi dire une patrie à part
pour ses membres, la noblesse, guerrière et toute-puis-
sante, et ce qu'on appela plus tard le tiers état, dans
l'embarras ou l'on se trouvait de le désigner par un
nom plus précis, c'est-à-dire la masse du peuple. Le
clergé avait sa littérature, restée latine par la langue
et consacrée surtout à la religion, à la science ou à
l'histoire ; les barons avaient leurs chansons épiques,
et ce n'est guère que de cette classe, la plus importante
au point de vue de la civilisation, qu'il s'agit, quand on
parle de littérature nationale. Quelque opinion qu'on
ait de l'ignorance plus ou moins profonde de la foule
au moyen âge, quelque littérature dont on lui altribue
la connaissance, on sera obligé de convenir que, anté-
rieurement au xiif siècle, la poésie est à peu près
8 P0È3IES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
exclusivement destinée à l'aristocratie, et que des
poèmes surtout de la nature de celui qui nous occupe
ne pouvaient être écrits qu'en vue d'un public cheva-
leresque; aussi les adresses aux auditeurs qui commen-
cent beaucoup de chansons de geste les appellent-elles
toujours a seigneurs » ou « barons » . C'est donc dans ce
sens que nous pouvons regarder la Chanson de Roland
comme nationale : c'est surtout pour, la classe aris-
tocratique et guerrière de la nation qu'elle était vrai-
ment épique.
Aussi l'homme, avec ses passions naturelles, ses
sentiments généraux, ses afîections communes, est-il
bien moins le sujet de ce poème que le « baron » avec
ses passions particulières et ses sentiments de caste.
Le guerrier ne nous apparaît guère que comme
membre de la vaste organisation féodale : ses devoirs
sont ceux du chrétien envers lareligion, du vassal envers
son suzerain, du seigneur envers ses vassaux, du frère
d'armes envers son « compagnon w ; les sentiments
étrangers à ceux-là tiennent dans les vers du poète une
place imperceptible. J'en citerai quelques exemples.
Ganelon a été désigné par Charlemagne, sur le
conseil de Roland, pour porter au roi sarrasin Mar-
sile la réponse de l'empereur à une ambassade. Dans
les mêmes circonstances, l'année précédente, deux
envoyés francs avaient été décapités par ordre du
traître infidèle; Ganelon s'attend au même sort, aussi
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 9
JLire-t-i], s'il en revient, de se venger de Roland et des
douze pairs qui l'ont exposé à ce péril. Mais, même
dans Ganelon, le caractère le plus saillant de tous
parce qu'il fait exception à l'idéal dont tous les autres
se rapprochent plus ou moins, le sentiment de son
devoir comme envoyé royal est encore si puissant que,
au moment de trahir son maître et de concerter avec
Marsile un odi^eux guet-apens où doit périr la fleur
de l'armée française, il veut d'abord s'acquitter de
son message, et le fait avec cette fierté insultante qui
caractérise souvent les discours de ce genre dans les
chansons de geste et vaut parfois la mort aux orateurs^
La scène est belle et vivante.
Le comte Ganelon s'était bien préparé à son discours; il
commence à parler avec grande sagesse, comme un homme
qui sait bien s'en acquitter, et dit au roi : « Soyez salué au
nom du Dieu de gloire que nous adorons! Voici ce que vous
mande le puissant Gharlemagne : recevez la sainte chré-
tienté, il vous donnera en fief la moitié de l'Espagne. Si vous
ne voulez pas accepter cet accord, vous serez pris et lié par
force, on vous conduira à son tribunal, à Aix, et là vous mour-
rez par jugement, avec honte et déshonneur. » Le roi Mar-
sile fut indigné de ce langage; il tenait à la main un javelot
empenné d'or, il l'en eût frappé si on n'avait arrêté son bras.
Le roi Marsile change de couleur, il brandit la haste de
son javelot; Ganelon, à cette vue, met la main à l'épée, il la
tire de deux doigts hors du fourreau, et lui dit : « Vous êtes
belle et brillante ; il y a longtemps que je vous porte en cour
de roi : l'empereur de France ne pourra pas dire que je sois
10 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
mort seul en pays lointain ; avant cela les plus braves vous
auront payée cher. » Les païens s'écrient : « Empêchons la
lutte !»
On calme Marsile, et Ganelon achève ce qu'il a à
dire. On le voit, ce traître est prêt à mourir pour
remplir le message dont on l'a chargé, dont il a reçu
l'investiture symbolique « par le bâton et le gant » (1).
Plus tard, Olivier et Roland, laissés àl'arrière-garde,
et engagés avec leurs compagnons dans les défilés des
Pyrénées, voient venir à eux l'immense armée des
Sarrasins. Leur perte est presque certaine, s'ils n'ap-
pellent à leur aide le gros des troupes françaises qui
ont pris l'avance avec l'empereur : Roland n'a qu'à
sonner son grand olifant (cor d'ivoire) , et Charlemagne
va revenir sur ses pas. Par trois fois Olivier l'y engage :
« Compagnon Roland, sonnez votre olifant; Charles
l'entendra et fera retourner l'armée; le roi et tous ses
barons viendront nous secourir. — Ne plaise à Dieu,
répond Roland, que mes parents soient blâmés à cause
de moi, et que la douce France tombe en déshon-
neur!... Non, mes parents n'auront jamais de repro-
ches à mon sujet. » Cette héroïque folie est essen-
tiellement propre à la chevalerie française , et on
(1) [L'esprit de cette scène est bien tel qu'il est indiqué dans le
texte ; mais les études postérieures ont montré qu'elle appartenait
à une rédaction plus ancienne que la nôtre, où Ganelon, envoyé par
Charles à Marsile, arrivait à Saragosse sans avoir d'avance con-
certé et même prémédité sa trahison.]
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. H
la retrouve à toutes les époques de son histoire,
cause souvent, comme à Roncevaux, comme à la Mas-
sourah, comme à Créci, des plus grands désastres,
mais aussi source des plus brillants exploits. Jamais un
guerrier grec n'aurait parlé comme parle ici Roland,
qui est inspiré non par la bravoure ordinaire, qui
n'exclut pas la prudence, mais par le sentiment exalté
de « l'honneur », cette nouvelle vertu inconnue aux
temps anciens, et l'un des mobiles les plus considé-
rables de la poésie épique des temps modernes. Ce
sentiment, et l'idée des devoirs guerriers d'un vassal,
respire bien dans ces paroles de Roland :
Quand Roland voit qu'il y aura bataille, il se fait plus fier
que lion ou léopard ; il appelle les Français, et s'adressant à
Olivier : « Compagnon, ami, n'exprimez pas ces craintes :
l'empereur qui a laissé avec nous ces Français en a choisi
tels vingt mille qu'il n'y savait pas un seul couard. Pour son
seigneur on doit souffrir les plus grands maux, et endurer
et grand chaud et rude froid; on doit pour lui perdre du sang
et de la chair. Que chacun avise à donner de grands coups,
en sorte qu'on ne chante pas sur nous de mauvaises chansons!
Frappe de Hauteclaire, et moi de Durandal, ma bonne épée
que le roi me donna. Si je meurs ici, celui qui l'aura pourra
dire : Cette épée fut à un noble vassal ! »
Mais le passage où se montre le mieux cette atténua-
tion des sentiments les plus naturels et les plus géné-
reux au profit des sentiments particuliers à l'époque
et à la caste est celui qui raconte la mort de Roland. Au
12 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
moment de rendre le dernier soupir, le héros, couché
sous un arhre, la lête tournée, — comme plus tard
Bayard, — vers l'ennemi qui n'ose encore l'approcher,
rappelle à sa pensée sa vie entière et donne un regret
à tout ce qu'il va quitter : l'empereur, son épée, la
douce France, la famille féodale, sont successivement
mentionnés; mais il n'a pas une pensée pour la belle
Aude, la sœur d'Olivier, sa fiancée, qui doit pourtant
mourir de douleur en apprenant qu'il n'est plus (1) :
Le comte Roland est couché sous un pin; il a tourné son
\isag-e vers FEspagne ; il se prend à se ressouvenir de plusieurs
choses, de toutes les terres qu'il a conquises, de la douce
France, des hommes de sa lignée, de Charlemag-ne, son
seigneur, qui Fa élevé; il ne peut s'empêcher de pleurer et
de soupirer; mais il ne veut pas s'oublier lui-même : il bat sa
coulpe et réclame la pitié de Dieu.
Tel est, si je ne me trompe, le trait caractéristique
de la Chanson de B.oland : l'homme ne s'y montre
guère que sous l'armure du « baron » ; les senti-
ments guerriers et féodaux sont les seuls qui fassent
battre son cœur; la religion, conçue d'ailleurs d'une
façon tout extérieure, leur est étroitement alliée,
(1) [La critique, encore ici, oblige aujourd'hui à juger autrement
ce morceau : si Aude n'a pas de place dans les dernières pensées de
Roland, c'est qu'elle était inconnue à la rédaction primitive, à
laquelle appartient ce passage ; mais le fait même que Faraour ait
été aussi complètement inconnu au héros de notre poème est carac-
téristique.]
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 13
et donne seule à l'homme toute sa vertu. Les
Sarrasins, par exemple, ont beau avoir toutes les
qualités, ils n'en sont pas moins traités de « félons » ;
et si le poète se prend par hasard à tracer de quel-
que infidèle un portrait flatteur, il ajoute aussitôt :
« S'il était chrétien, nul ne vaudrait mieux que lui. »
Les rapports d'homme à homme ne sont pas pure-
ment naturels : l'amitié même de Roland et d'Olivier,
l'union des douze pairs, sont fondées sur des cou-
tumes féodales. C'est ce qui différencie profondément
notre épopée des deux autres compositions avec les-
quelles on est le plus tenté de la comparer, et qui
sont aussi parfaitement distinctes entre elles, V Iliade
et les Nibelungen.
Les Nibelungen ont été, depuis le commencement
de ce siècle, pour l'Allemagne entière, l'objet d'un
légitime orgueil; bien loin de le critiquer, je souhai-
terais que nos anciens poèmes eussent excité en
France autant d'admiration et de fierté. C'était, sans
doute, une belle chose pour une nation aussi poétique
que le peuple allemand de se trouver une vraie épopée
et de pouvoir placer à côté de son âge héroïque une
littérature héroïque. Ce n'est pas, d'ailleurs, une ad-
miration inintelhgente et stérile que nos voisins ont
vouée à ce précieux monument : le goût éclairé et
l'étude du moyen âge poétique ont marché chez eux
de front avec le culte de l'antiquité; ils ont été con-
14 POÈMES ET LÉGENDES DE MOYEN AGE.
duits, par leur patriotisme littéraire, à franchir les
limites étroites des anciennes esthétiques, et ils ont
jeté les bases de ce grand Panthéon où toutes les
religions littéraires se rencontrent sans se combattre,
s'expliquant, au contraire, et s'ennoblissant l'une par
l'autre. Ce n'est donc qu'un tort bien léger que je
leur reprocherai en les accusant d'avoir un peu
trop élargi le sanctuaire particulier de leurs divini-
tés nationales, aux dépens de dieux étrangers qui
n'avaient pas moins de droits. Le Nibelungenlied est,
à coup sûr, un poème de la plus haute valeur et de
l'intérêt le plus grand; mais son nom ne méritait ni
d'être associé au nom de Y Iliade^ ni d'étouffer à peu près
complètement celui de la Chanson de Roland. A mes
yeux, le poème allemand et le poème français ont
des mérites divers, mais égaux; ce qui manque à
l'un se retrouve dans l'autre, et, incomplets à peu
près au même degré, ils balancent leurs qualités et
leurs défectuosités respectives. La Chanson de Roland
a le grand avantage, que j'ai indiqué plus haut,
d'être un poème vraiment national ; la tradition avait
consacré dans toutes les mémoires les faits qu'elle
célèbre, et les idées qui l'inspirent remplissaient tous
les cœurs. Les croisades ne sont que la réalisation de
ces idées, qui constituaient l'atmosphère commune
011 chacun respirait. De même que Vlliade, la Chan-
son de Roland célèbre la grande lutte de l'Europe
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 15
contre l'Asie; de même que V Iliade, elle exploite et
exalte le sentiment national ; de même que V Iliade,
elle est toute pénétrée des idées religieuses de son
temps. Les familles puissantes y trouvent leur men-
tion et y cherchent leur généalogie, comme les
princes et les peuples de la Grèce dans les vers d'Ho-
mère ; les diverses « échelles » y sont dénombrées,
avec le nom des chefs et l'indication des peuples qui
les composent, exactement comme dans le poème
grec; el les rhapsodes qui chantaient sur la lyre les
vers de Vlliade ne réveillaient pas dans les cœurs
plus de senlimenls religieux, patriotiques et guerriers
que les jongleurs qui chantaient sur la « vielle » les
laisses de la Chanson de Roncevaux . Ce caractère fait
complètement défaut aux Nibelungen, et c'est là ce
qui constitue, à mon avis, leur infériorité sur notre
poème.
En quel temps, en effet, se passent les événements
que racontent les Nibelungen ? Certains personnages,
comme Alberich, Siegfried, Brunhild, se perdent
dans la nuit du passé immémorial et semblent même
des figures mythiques plutôt que des êtres réels ;
d'autres sont d'une époque presque toute récente (le
margrave Rûdiger et l'évêque de Passau Pilgrin
appartiennent au x' siècle) ; la majeure partie, comme
Gunther, Etzel, Dielrich, se rapportent à la période des
invasions. C'est aussi cette dernière époque dont on a
16 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
voulu voir l'inspiralioii dans les Nihelungen\ je ne nie
pas que ce poème, dans ses premières données, ne
date du v* siècle, mais assurément il n'en a pas con-
servé de traces morales. Quoi ! ces rois paisiblement
établis, régnant magnifiquement les uns en Hongrie,
les autres aux bords du Rhin, seraient des souvenirs
fidèles de ces chefs de peuplades barbares qui Iraver-
saient l'empire romain en pillant et ne se fixaient
guère que quand le sol leur manquait ou qu'elles
étaient arrêtées dans leur course? Ce débonnaire Elzel,
qui se laisse mener par sa femme, aurait emprunté
autre chose que son nom au terrible Attila, le fléau
de Dieu ? Il n'y a pas dans tout l'ouvrage un vestige
des idées, des sentiments, des passions de cette
époque, ni, disons-le, d'aucune autre époque. Tandis
que Y Iliade et la Chanson de Roland ont atteint leur
forme définitive environ deux siècles après les événe-
ments qu'elles racontent, quand la tradition en était
vivante encore et qu'il n'était survenu aucun grand
changement social ou religieux, le ISibelungenlied
n'arriva qu'au xiii' siècle à la forme que nous possé-
dons et perdit sur la route, à travers les grandes ré-
volutions qui s'étaient accomplies dans l'intervalle,
tout ce qu'il avait de national. La religion elle-même
changea : païen dans sa conception primitive, le
poème reçut un vernis de christianisme qui ne
pénétra pas à l'intérieur, mais qui détruisit l'influence
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 17
de Fancien culte : aussi cette épopée est-elle une des
seules où le sentiment religieux ne tienne à peu près
aucune place. Le sentiment de la patrie y est plus
effacé encore; je ne sais si on y trouverait un seul vers
ou il se manifestât, et il suffit de songer à la puissance
qu'il a dans la Chanson de Roland pour sentir com-
bien ce dernier poème est supérieur comme épopée
nationale. Le seul trait bien germanique qui se fasse
sentir dans les ISibelungen^ c'est la fidélité absolue
du vassal au seigneur, fidélité qui ne recule ni devant
un crime, ni devant un sacrifice, et qui pousse Hagen
à tuer Siegfried, comme Riidiger à combattre ses plus
chers amis.
Ainsi, les Nibelungen manquent de cette inspira-
tion nationale, de ce fond grandiose et original sur
lequel se détachent les figures et les événements dans
\ Iliade ou le Roland. Ils prennent leur revanche con-
tre ce dernier poème par leurs côtés humains ; les
idées et les sentiments qu'ils expriment, par cela
même qu'ils ne sont pas propres à une nation et à une
époque, sont plus universels et partant plus touchants
et plus sympathiques : nous n'avons plus affaire à des
guerriers bardés de fer; nous n'assistons plus seule-
ment à des batailles; l'honneur, le dévouement, la
religion ne sont plus les mobiles exclusifs: les femmes
se mêlent aux héros et occupent presque autant l'at-
tention; les scènes pacifiques, les mariages, les fêtes,
18 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
les plaisirs alternent avec les combats ; l'amour, l'ami-
tié, l'affection paternelle tiennent la place la plus
considérable et fournissent les ressorts qui font le
plus marcher l'action.
Une foule d'idées complètement étrangères à la
sphère morale de la Chanson de Roland s'expriment
et remplissent le poème; et si bien des traits décè-
lent l'âge encore barbare où il a été composé, c'est
dans la manière d'éprouver les sentiments communs
aux hommes de tous les temps, et non dans l'empire
exclusif et universel d'un sentiment propre à une
époque. En un mot, les Nibelungen sont un poème
humain, la Chanson de Roland est un poème natio-
nal. On sent que ce que l'épopée allemande perd en ,
force, en inspiration, en importance historique, elle
le regagne en vérité, en intérêt et en valeur esthétique.
Si dans l'histoire littéraire, envisagée au point de
vue des différentes manifestations nationales de la
pensée, du génie et des idées diverses des peuples, la
Chanson de Roland doit occuper une place plus impor-
tante, il faut assigner aux Nibelungen un rang plus
élevé dans l'histoire de la littérature envisagée sous le
rapport de l'art. Mais la balance, qui penche pour le
poème germanique, si on fait abstraction du genre
auquel il prétend appartenir, inchne sensiblement
pour notre vieille geste dès qu'il s'agit de comparer
entre elles deux épopées ; car, malgré ses imperfec-
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 19
lions et ses lacunes, la Chanson de Roland mérite
complètement ce beau nom, qu'il n'est permis d'ac-
corder aux Nibelungen qu'avec bien plus de réserve.
J'ai nommé tout à l'heure l' Iliade^ et il m'est impos-
sible de terminer cette rapide étude sans jeter un
coup d'œil sur cet admirable monument, à la hauteur
duquel on prétendrait vainement élever les essais du
moyen âge. Les Grecs, « enfants gâtés des filles de
Mémoire », ont eu seuls le privilège de posséder une
parfaite épopée, et toutes celles des autres peuples ne
paraissent que des ébauches dès qu'on les rapproche
de ce modèle. Si l'on veut examiner spécialement
V Iliade au double point de vue où je me suis placé
pour comparer la chanson de Siegfried et celle de
Roland, on verra qu'elle réunit en elle les qualités qui
se trouvent divisées dans les deux autres. Certes,
jamais poème ne fut plus national que celui qui chan-
tait la guerre de Troie, le plus grand événement dont
les Grecs aient gardé mémoire jusqu'aux guerres
médiques, arrivées à une époque déjà trop civihsée
pour l'épopée; jamais poème ne fut non plus pénétré
plus profondément de toutes les idées religieuses,
morales et sociales du peuple auquel il s'adressait. Et,
sur ce point même, il est supérieur à la Chanson de
Roland] car ce n'était pas une certaine caste, c'était
bien vraiment la nation tout entière qui trouvait dans
les vers du poète l'expression idéale de tout ce qui
20 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
constituait sa vie publique. De même, les qualités des
JSibehmgen se retrouvent dans le poème grec, mais
avec une écrasante supériorité : là aussi il y a des
caractères, mais au lieu d'être à peine indiqués, de ne
se développer qu'à l'aide des circonstances, d'offrir
souvent de singulières contradictions, ils sont à la fois
toujours conséquents avec eux-mêmes et étudiés dans
tous leurs détails; ils s'annoncent dès leur apparition
et se développent logiquement à propos des diverses
péripéties. Toutes les passions humaines, l'ambition,
l'amour, l'amitié, la vengeance, les affections domes-
tiques, trouvent dans les divers personnages une expres-
sion à la fois dramatique et vraie, vraie d'abord pour
les Grecs et aussi pour l'humanité entière. Et enfin, si,
laissant de côté la matière, nous en étudions le travail,
le génie hellénique apparaît encore plus admirable : le
plan, simple et grand, n'est ni trop stérile comme
dans le Roland, ni confus et disproportionné comme
àdLW'èlQ?» Nibeliingeîi] les divers incidents, tous subor-
donnés à une action principale, se succèdent de
manière à exciter un intérêt croissant; les person-
nages secondaires occupent une juste place et s'effa-
cent de plus en plus à mesure que grandissent dans
l'action les deux figures principales; la seule marque
peut-être d'un art encore imparfait, l'importance,
pour nous fort excessive, donnée aux descriptions de
combats, trouve aisément sa justification dans les
LA CHANSON DE ROLAND ET LES NIBELUNGEN. 21
goûts de l'auditoire auquel elles étaient destinées;
elles se retrouvent d'ailleurs dans tous les poèmes
épiques des temps primitifs, et se rencontrent dans les
Nibehingen et à un degré encore bien plus fastidieux
dans la Chanson de Roland. Parlerai-je de la forme?
et parmi les plus ardents admirateurs des poèmes du
moyen âge s'en trouve-t-il un seul qui ne convienne de
leur infériorité sur ce point? Les tirades souvent éner-
giques, mais rudes, monotones, et dénuées de souplesse
autant que d'éclat, du poème français; les quatrains
traînants, bien qu'à l'occasion gracieux et poétiques,
des Nibelungen, peuvent-ils entrer en lice avec ces
beaux et pleins hexamètres qui prêtent à la pensée
une forme a volonté si majestueuse, si puissante et
si délicate? Là encore il faut se résigner à reconnaître
la suprématie de ce peuple favorisé, et les nations
modernes peuvent dire à leur épopée, en parlant de
V Iliade^ ce que Stace disait à son poème à propos de
YEneide : « N'essaye point d'atteindre la divine
Iliade,
Sed longue insequere et vestigia semper adora. »
Est-ce à dire que ces essais qui n'ont pu arriver
jusqu'à la perfection dont V Iliade nou^ offre un exemple
unique méritent le mépris oi!i on les a tenus longtemps
et soient indignes d'occuper les labeurs des hom-
mes d'étude et d'exciter l'intérêt des hommes de
22 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
goûl? Je crois avoir suffisamment montré que cette ^
idée était loin de mon esprit. Il est à regretter, au
contraire, que nos anciennes productions épiques
n'aient pas encore attiré en France l'attention qu'elles
réclament et qui n'aurait besoin que de s'y porter sans
préjugés pour en reconnaître toute la valeur. Elles ne
sont pas seulement précieuses en ce qu'elles sont la
mine la plus abondante et la plus pure d'où nous
puissions extraire des renseignements sur les coutumes,
les mœurs et les idées de nos aïeux; elles le sont à un
plus haut degré encore en ce qu'elles nous révèlent
leur génie original. La France a, depuis les croisades,
subi bien des révolutions successives, et chaque siècle
qui a prétendu inaugurer l'avenir a d'abord voulu ,
rompre avec le passé. Il est donc bien difficile de
renouer aujourd'hui une chaîne si souvent brisée, etla
complète transformation qui semble s'être opérée en
nous explique l'indifférence avec laquelle ont été accueil-
lies ces œuvres du génie français à son aurore. Cette
transformation n'est pas aussi profonde qu'elle le
paraît au premier abord : en vain nous ne voulons
dater que de nous-mêmes ; nous sommes bien les fils
de nos pères, et nous ne pouvons renier notre origine,
L'époque n'est-elle pas encore arrivée oii nous senti-
rons que la vraie grandeur d'un peuple doit s'appuyer
sur son histoire, et que l'avenir, bien loin d'être l'en-
nemi du passé, ne fait que développer et mûrir le
LA CHANSON DE ROLAND ET LES N[BELUNGEN. 23
germe contenu dans celui-ci? Quand nous serons
pénétrés de cette grande et sainte vérité, nous respec-
terons et nous aimerons davantage les œuvres vrai-
ment nationales des générations qui nous ont précédés
sur le sol que nous appelons la patrie, et nous com-
prendrons qu'il faut conserver le dépôt que nous avons
reçu d'elles et le transmettre à nos fils, entouré de
notre respect, si nous voulons qu'à leur tour ils hono-
rent celui que nous leur laisserons : l'espoir de vivre
dans la mémoire de nos descendants nous fera con-
server le souvenir de nos aïeux : memoreSy comme di
Tacite, majorum et posterorum.
HUON DE BORDEAUX
On peut dire qu'au commencement de ce siècle le
moyen âge fut retrouvé, car auparavant on ne connais-
sait guère d'autre passé que l'antiquité classique.
C'était un nionde perdu, à la découverte duquel s'élan-
cèrent une foule de navigateurs plus ou moins aven-
tureux ; ils crurent d'abord, comme jadis les premiers
conquérants de l'Amérique, qu'ils allaient trouver
l'Atlantide et le paradis terrestre, et remplirent d'or
et de merveilles leurs descriptions et leurs récils. Ce
n'est que peu à peu qu'une nouvelle génération, moins
enthousiaste et plus patiente, commença à lirer la
géographie de ces contrées reconquises du vague qui
règne encore sur plus d'une de leurs provinces. Il fau-
dra sans doute bien des années encore pour que l'étude
et l'appréciation de notre ancienne littérature acquiè-
rent des bases solides et donnent des résultats défi-
nitifs. En attendant, les travaux préparatoires naissent
de tous côtés, et parmi eux se multiplient ceux qui
HUON DE BORDEAUX. 25
sont sans contredit les plus utiles, je veux dire les publi-
cations de textes originaux.
L'existence de poèmes héroïques en langue fran-
çaise du moyen âge n'est reconnue que depuis le com-
mencement de ce siècle, et c'est en 1 829 qu'on en donna
pour la première fois quelques fragments au public.
Depuis cette époque, un assez grand nombre de
volumes ont reproduit avec plus ou moins de science
et d'exactitude quelques-unes de nos principales chan-
sons de geste. Enfin depuis deux ans (1) s'est commencée
la publication générale de toutes ces épopées natio-
nales que chantaient sur la harpe ou la viole les
rhapsodes du xiif siècle, les jongleurs. Entreprise
sous les auspices du ministre de l'instruction publique,
la collection des Anciens Poètes de la France se pour-
suit sous ceux du ministre d'Etat et sous la direction
habile et intelligente de M. F. Guessard. Elle comprend
déjà cinq volumes, dont le dernier est incontestable-
ment le plus digne d'intérêt. Les chansons contenues
dans les autres ne sont guère que des œuvres de
seconde ou troisième couche, composées quand l'inspi-
ration épique des y \^\\\q% gestes était éteinte, et dont les
auteurs n'ont pas su rajeunir par quelque souffle
nouveau les lieux communs que leur fournissaient les
poètes antérieurs. Elles ont donc un intérêt réel pour
le philologue et l'historien de la littérature, mais elles
(1) [Je rappelle que cet article est de 1862.]
26 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
ne sauraient offrir un vif attrait à cette classe de lec-
teurs que les Allemands appellent «laïques » et que je
ne veux pas nommer « profanes ».
Il en est autrement de Huon de Bordeaux^ qui forme
le cinquième volume de la collection. L'auteur, quel
qu'il soit, n'était pas un poète ordinaire. Et ici s'offre
dès l'abord une question que je ne puis esquiver et qui
se présente nécessairement quand on parle du mérite
littéraire d'un écrivain. Quelle part le « trouveur » (1)
qui a rimé les aventures de Huon a-t-il eue dans la
composition de cette œuvre et doit-il avoir, par con-
séquent, dans son succès? A-t-il inventé le sujet qu'il
a versifié, ou son rôle s'est-il borné à donner la forme
poétique à une légende déjà populaire? C'est là un^
point délicat et que je vais essayer de déterminer.
1
Les critiques allemands, Jacob Grimm et Lachmann
à leur tête, ont fait, à propos de toute espèce d'épopée,
une distinction fondamentale, que M. Génin a aussi
essayé de tracer à propos de la chanson de Ronce-
vaux : c'est la distinction entre le Volks-Epos et le
(i) [Il n'y a aucune raison de donner à ce mol, dans la langue
moderne, la forme qu'avait le nominatif en ancien français. La faute,
comme pour fabliau au lieu de fableau^ remonte à Fauchet, au
xvi*^ siècle.]
HUON DE BORDEAUX. 27
Kunst-Epos^ l'épopée populaire et l'épopée artistique.
La première est pour ainsi dire la voix d'une nation
tout entière sur les lèvres d'un seul poète, simple repro-
ducteur ou tout au plus arrangeur de traditions qui
vivent dans le peuple et qui reçoivent par le poète une
forme définitive. La seconde est le résultat de l'imagi-
nation et de l'art d'un écrivain qui met à profit soit
l'histoire, soit les légendes, mais qui a la conscience
de ce qu'il fait, qui maîtrise son sujet, le taille, l'allonge,
le façonne à sa fantaisie, et rapproche sa matière
autant que possible de l'idéal esthétique qu'il entre-
voit. Le type de la première classe est le poème des
Nibelungeii^ où l'impersonnalité du poète s'accuse dès
les premiers vers (1). Les œuvres telles que V Enéide
ou la Gerusalemme appartiennent à la seconde classe,
la seule qui puisse exister quand la civilisation crois-
sante a étouffé dans le peuple la poésie traditionnelle
en développant les lumières et la critique des classes
élevées, et quand elle a substitué le génie ou le talent
de l'individu à l'inspiration confuse des masses. La
question que je posais tout à l'heure à propos de notre
Chanson de geste revient donc à celle-ci : appartient-
elle aux œuvres primitives ou bien aux œuvres raison-
nées, aux Yolks-Epen ou aux Kimst-Epen?
(1) «Les anciens contes nous font de merveilleux récits de héros
dignes de louanges, d'une grande hardiesse ; des combats de vail-
lants guerriers, de pleurs et de deuil, de joie et de festins ; écoutez
ces merveilles. »
28 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Les annales des temps carolingiens, fouillées par
d'habiles érudits, ont fourni des citations concluantes
pour prouver combien 'la figure de Charlemagne, les
héros qui l'entourèrent, les conquêtes qu'il fitetrempire
qu'il fonda prirent rapidement dans le souvenir popu-
laire un caractère merveilleux et légendaire. Célébrés
au moment même par de courtes cantilènes militaires,
chacun des exploits, chacun des guerriers du grand
empereur vit bientôt se former autour de son nom une
épopée en germe, qui finit par donner les chansons de
geste que nous possédons, après une série de transfor-
mations qui n'ont pu encore être soumises à des
observations assez exactes. Quelques grands faits se
détachèrent, soit par leur importance réelle, soit par,
le caprice populaire, de l'ensemble des souvenirs, et
formèrent comme le cadre général de récits moins
aimés et moins répandus; quelques personnages furent
adoptés de préférence, pour des raisons qu'il est
impossible de déterminer aujourd'hui, parmi' tous
ceux qui entouraient le souverain héros, et devinrent M
le cortège inséparable, hostile ou dévoué, de « l'empe-
reur àla barbe fleurie » . On rattacha même à ce centre
les traditions postérieures qui convenaient assurément
mieux aux successeurs de Charlemagne, et c'est parla
que furent altérés sensiblement, dans plusieurs compo-
sitions épiques, le type de l'empereur et le caractère
original du cycle. Ainsi parvinrent jusqu'aux poètes
HUON DE BORDEAUX. 29
du xi° OU xif siècle les matériaux tout préparés
de poèmes qu'ils revêtirent, de la langue et de la
versification de leur temps, mais dont ils ne chan-
gèrent pas plus le fond que plus tard les renouveleurs
de ces poèmes, vieillis au xiif siècle, n'en altérè-
rent le sujet en leur remettant un costume à la mode
et en leur rajustant des rimes neuves. Ces poèmes-là,
tels que Roncevaux, Oger le Danois, Gormond et Isem-
bard^ sont vraiment des œuvres primitives, des Volks-
Epen : de là cette absence d'art qui s'y fait souvent
sentir, de là ces brutalités, ces longueurs, ces répéti-
tions qui nous choquent autant qu'elles plaisaient sans
doute à nos pères ; mais de là aussi cet intérêt puissant
qui s'y attache, cette couleur vraie et forte et cette
simplicité grandiose qui atteignent parfois le sublime.
Vers la fm du xii' siècle, on avait donné à
toutes ces vieilles légendes la forme qu'elles conservè-
rent depuis sans changement essentiel; le travail des
trouveurs de la première race était terminé, et leurs
épigones ne sentaient pas encore dans les œuvres de
leurs devanciers une vétusté assez grande pour les
décider à consacrer leurs veilles au soin de les rajeunir.
Enfermée dans un cadre étroit de récits et d'idées, la
poésie épique y tournait sur elle-même, et se désho-
norait entre les mains de rimeurs sans originalité et
sans talent, qui faisaient sans cesse, suivant la spiri-
tuelle expression de M. Éd. du Méril, « des vers nou-
30 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
veaux sur des pensers antiques », copiaient maladroi-
tement les originaux qu'ils avaient sous les yeux, et
développaient surtout les côtés défectueux de la poé-
tique traditionnelle. Ainsi, la force brutale, qui jouait
un rôle important dans les anciennes chansons,
devenait, en se personnifiant dans des géants grossiè-
rement invincibles^ le motif principal de longues
rhapsodies faites pour provoquer le rire plutôt que
l'émotion sincère; ainsi, la figure de Charlemagne, si
imposante dans la chanson de Roncevaux^ grande et
puissante encore dans les premières branches de
Guillaume cV Orange ou des Quatre fils Aimon, deve-
nait dans les rimes de ces « jongleurs bâtards »,
comme les appelle Jean Bodel, une caricature gro-
tesque. Les mêmes aventures étaient constamment
reproduites sous d'autres noms, et si, pour jeter
quelque variété dans les récits, on y introduisait des
circonstances nouvelles, elles étaient généralement de
nature à leur enlever tout leur mérite. Enfin, il sem-
blait que l'épopée nationale se mourût et que l'antique
chanson de geste dût disparaître tout à fait devant le
conte breton, introduit ou popularisé par Chrétien de
Troies.
Les poètes qui, à cette époque, essayèrent de res-
susciter ce corps languissant en lui infusant quelque
principe de vie nouvelle, employèrent diverses res-
sources. Les uns recherchèrent dans les exploits du
HUON DE BORDEAUX. 31
grand empereur ceux qui avaient été injustement
négligés par le caprice populaire, et les traitèrent
d'après les procédés connus : ainsi fît Jean Bodel dans
sa chanson des Saisnes, D'autres chantèrent des faits
étrangers au cycle carolingien de la même manière et
pour ainsi dire sur le même mode : c'est ce que firent
l'auleur de Floovant^ l'auteur de Hugues Capet (1).
D'autres enfin eurent l'idée de sacrifier au goût du
siècle pour les aventures merveilleuses , pour les
amours et les enchantements, mais de faire passer
tous ces prestiges des récits importés de l'Armorique
ou de l'Angleterre dans la vraie matière épique fran-
çaise. Ils durent nécessairement substituer leur ima-
gination à la tradition qui leur faisait défaut, et se
borner à remplir à l'ancienne manière le fond sur
lequel ils dessinèrent les sujets nouveaux. C'est à une
tentative de ce genre que nous devons Huon de Bor-
deaux (2).
lime semble voir l'auteur de ce charmant ouvrage
chercher un sujet pour ses rimes. Sans doute, en
refeuilletant dans sa mémoire les légendes innom-
brables qu'avaient transmises jusqu'à lui les siècles
(1) [Cette façon d'envisager les choses ne pourrait plus être consi-
dérée comme tout à fait exacte, et il y a dans cet exposé bien des
traits que je modifierais aujourd'hui.]
(2) [En fait, la part de Tinfluence des romans bretons sur Huon
de Bordeaux doit être considérée comme assez faible et restreinte
àcertaines tendances générales. Dans la suite même de cette étude,
on n'a essayé de rien ramener directement à cette source.]
32 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
précédents sur les compagnons de Charlemagne, il se
souvint que le jeune Huon, fils de Seguin de Bor-
deaux, avait, suivant un poème presque oublié, tué le
fils de Charles, et qu'un long exil avait été la punition
de cette faute involontaire; il n'oublia pas que, revenu
d'exil et trahi par son frère^ il avait triomphé, par
le jugement de ses pairs, du mauvais vouloir de l'empe-
reur, et qu'il était rentré paisiblement en possession
de son duché. Comme Byron plusieurs siècles après,
il avait besoin d'un héros (1); il crut l'avoir trouvé et
que celui-là faisait bien son compte. Mais pour que
l'histoire de Huon de Bordeaux sortît de l'ornière de
tous les poèmes qui célébraient des héros également
un peu négligés par le grand flot de la poésie épique,
il fallait y introduire un élément nouveau. Cet exil qui
avait consumé plusieurs années de la vie du jeune duc,
le trouveur résolut de le remplir de merveilles, et tout
d'abord, pour se donner les coudées franches, il en
transporta le lieu dans le lointain Orient, la patrie
des prodiges. Puis, soit que son imagination ait créé
de toutes pièces Auberon, « le roi de faërie », soit,
comme je m'efforcerai de le prouver, qu'il ait mis à
profit des légendes antérieures, il se servit de ce per-
sonnage fantastique pour introduire dans l'histoire de
(1) î loant a hero^ an uncommomcant, etc.
Lord Byron, Don Juan, cli. i, str. 1.
HUON DE BORDEAUX. 33
Huon le merveilleux qui devait le mieux plaire à ses
auditeurs, et qui s'est trouvé, après tout, d'assez bon
aloi pour charmer l'Europe pendant plusieurs siècles,
et inspirer encore Shakspeare et Wieland. Sur ces
deux fondements il a construit une fable ingénieuse
dans ses détails, intéressante dans l'ensemble, et, dans
une intrigue compliquée il a révélé, malgré quelques
inadvertances, une dextérité qui ferait honneur au
romancier le plus habile. Enfin, il a brodé sur ce
canevas des vers faciles, rarement originaux, mais
quelquefois heureux et souvent spirituels. Le tout
forme un des poèmes les plus charmants et les
mieux distribués que nous ait laissés le moyen âge.
Parmi les causes de sa fortune, il faut compter le
ton héroï-comique qui s'y soutient d'un bout à
l'autre : le poète a su se garder de la grossièreté
burlesque qui fait trop souvent le seul comique
des chansons de geste de la seconde époque et qui
dépare encore les productions des imitateurs qu'il a
rencontrés, le Baudouin de Sebourc par exemple, oii
il y a plus d'esprit, de verve et d'imagination que dans
Huon^ mais où les plaisanteries du plus bas étage
remplacent souvent ce que Boileau aurait appelé l'élé-
gant badinage de notre auteur.
D'après les idées que je viens d'exposer, l'auteur
de Huon de Bordeaux peut revendiquer dans le mérite
et le succès de ce poème une plus large part que celle
34 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
qui est due à la plupart des trouveurs de cette époque.
M. Guessard a donné dans sa préface des raisons
fort pertinentes pour le placer à la fin du xif siè-
cle; celles qui le décident à en faire un habitant de
Saint-Omer, sans être aussi concluantes, ne sont pas
cependant sans valeur. En tout cas le dialecte du
poème est artésien, et on verra que d'autres raisons
portent à chercher de ce côté la patrie de l'auteur.
Le savant éditeur n'a pas même essayé, et avec
raison, de découvrir le nom de celui « qui nous a
conté » les aventures du fils de Seguin de Bordeaux.
Quelques auteurs (1) ont nommé Huon de Villeneuve,
un des rares noms qui sont parvenus jusqu'à nous
de ceux des poètes de cette époque, et auquel, pour
cette raison, on a attribué plus d'une œuvre qu'il ne
peut revendiquer. Je ne sais sur quoi on s'est
fondé pour lui faire honneur de notre poème, les
manuscrits ne donnant rien qui puisse mettre sur la
trace de l'auteur. Comme la plupart des chansons de
geste, Huon de Bordeaux est anonyme.
J'ai essayé d'apprécier la part qui revient au rimeur
dans le poème qui nous occupe ; avant de rechercher
l'origine des matériaux qu'il a mis en œuvre et de
raconter la destinée de son ouvrage^ il est bon de
donner une analyse de cet ouvrage. Je m'attacherai
(1) Voy. KeighUey, The Fairy Mythoîogy, édit. de 1850, 1. 1, p. 39,
note.
HUON DE BORDEAUX. 35
surtout aux parties les plus originales, et je citerai
parfois des vers du texte, dont la langue oPfre en
général peu de difficultés.
II
Le poème s'ouvre par une évidente imitation du
beau début du Coronement Loeïs^ l'une des branches
du cycle de Guillaume d'Orange. Charlemagne tient
cour plénière à Paris et demande à ses barons d'as-
socier Chariot, son fils, à l'empire, parce que le faix
des années l'accable. Au milieu des réclamations et
des délibérations, Amauri de la Tour-de-Rivier se
lève : c'est un traître, dessiné sur le modèle de tous
les traîtres des chansons de geste, modèle aussi uni-
forme que celui de nos traîtres de mélodrame.
« Comment songez-vous, dit-il à Charlemagne, à par-
tager avec votre tîls un empire oii l'on ne vous obéit
ni ne vous respecte, oii, à cent lieues de Paris, on
méprise votre autorité? — Qui donc? demande
Charles. — Huon (1) et Gérard, les deux fils de
Seguin de Bordeaux, qui devraient être venus depuis
longtemps relever leur fief, car leur père est mort
il y a quatre ans. » L'empereur s'irrite à ce discours;
(1) Euon est la forme de l'accusatif (voy. ci-dessous, p. 1 , n. 38) ; au
nominatif, c'est Eues\ on trouve aussi souvent le diminutif Huelin.
C'est le même nom que Hugues : le premier est la forme du Nord, le
second celle du Midi.
36 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
mais Naime (1), le sage duc de Bavière, le Nestor de
notre épopée, lui fait remarquer que la négligence des
deux (( enfants » doit être mise sur le compte de leur
jeunesse et de leur ignorance des usages féodaux, — ce
qui est vrai, — et l'engage à de les sommer de compa-
raître à sa cour. Huon et son frère cadet, sur le
message qu'ils reçoivent, partent gaiement pour Paris
et rencontrent en chemin leur oncle, l'abbé de Cluni,
qui, mandé aussi par l'empereur, se joint à eux pour
la route. Nous verrons dans la suite du poème que la
famille de Huon est répandue sur toute la terre. Ils
étaient près d'arriver quand ils trouvent une aventure :
le traître Amauri, ennemi invétéré de Seguin de Bor-
deaux et de sa famille, avait persuadé au fils de Char-
lemagne que Huon lui ferait grand tort à la cour, et
Chariot, dont le caractère est peint, même par son
père, des plus tristes couleurs, consent à attendre les
deux jouvenceaux avec une troupe d'hommes armés.
Mais ces hommes sont les hommes d'Amauri, qui,
pour faire d'une pierre deux coups, veut laisser tuer
le prince par les jeunes gens, qu'il fera ensuite punir
comme meurtriers du fils de l'empereur. Il laisse
donc le fougueux Chariot s'avancer seul à la rencontre
de nos orphelins; Gérard, le plus jeune, va au-devant,
de lui pour lui demander ce qu'il veut : Chariot le
(1) 11 est appelé dans tout noire poème Nale. La forme primitive
est Naimeie, qui a donné d'un côté Naime, de l'autre ISale.
HCON DE BORDEAUX. 37
frappe de sa lance et l'abat sanglant sur la poussière.
A cette vue, Huon s'adresse à l'abbé, qu'escortent
quatre-vingts moines, pour lui demander secours :
« M'aiderez-vous, sire abbé, pour l'amour de Dieu,
à défendre mon droit? Car, par le Dieu lout-puissant,
j'irai savoir quel homme l'a occis; je le tuerai ou
il me tuera. — Beau neveu, dit l'abbé, vous parlez
en vain: nous sommes des prêtres sacrés et bénis ;
nous ne pouvons prendre part à un combat. — Voilà
un triste parentage! dit Huon. Et vous, mes dix che-
valiers que j'ai amenés de Bordeaux, m'aiderez-vous?
— Oui, répondent-ils, jusqu'à la mort. »
Huon s'élance, atteint Chariot, qu'il ne connaît pas,
et le tue. Les gens d'Amauri, satisfaits de ce résultat,
s'éloignent, puis reviennent par derrière emporter le
corps du prince. Huon arrive à la cour et raconte à
l'empereur qu'il vient de tuer un homme qui avait
grièvement blessé son frère; il lui demande rémission
pour ce juste homicide, et l'empereur, désolé qu'on
ait attaqué quelqu'un qui était muni de son sauf-
conduit, lui promet sa protection, quand même il
aurait tué son fils Chariot. Huon va s'asseoir à une
des tables oii les barons boivent le vin et le piment
(vin épicé), quand Amauri entre dans la salle, appor-
tant le corps de Chariot (1). L'empereur se pâme sur
(d) Cette belle scène rappelle la jolie parodie d'un coup de théâtre
analogue qui se trouve dans le roman de Renard, quand le coq
38 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
le cadavre de son [fils et demande à Amauri qui l'a
tué :
« Vous allez le savoir, lui répond Amauri : c'est ce
damoiseau que je vois assis là, qui boit votre vin dans
cette coupe ! »
Dans sa fureur, Charles veut lancer un couteau à .
la tête de Huon. Le duc Naime retient sa colère et
l'engage à interroger Amauri. Celui-ci fait un récit
fabuleux oii tous les torts sont du côlé des Bordelais,
et offre de faire avouer à Huon « par la gueule » la
vérité des faits qu'il a racontés. L'abbé de Cluni, qui
a été témoin de tout, ne peut maîtriser son indi-
gnation :
Quant l'entent Tabès (l),près n'a le sens mari [il perd
U voit Huon, a escrier li prist : [presque la tête) ;
« Hél que fais tu, dist l'abes, biaus cosins?
Offre ton gaige, car li drois est a ti;
Et se tu es ne vencus ne maumis.
Et Dieus voloit tel cose consentir,
Et ke je puisse mais [jamais) a Gluigni venir.
Je batrai tant saint Pierre, qui la gist,
Que de sa fiertre [châsse) ferai tôt l'or caïr. »
Chantecler apporte au roi Noble, qui vient de faire grâce à Renard,
le corps de dame Pinte, la poule étranglée par lui.
(1) Ai-je besoin de rappeler que l'ancien français avait une décli-
naison à deux cas, nominatif et accusatif? Dans la plupart des noms
ils ne se distinguaient que parla présence d'une s au nominatifsingu-
lier et à l'accusatif pluriel; mais quelques substantifs, comme abe,
baron, avaient une forme propre au nominatif singulier [abes, bér).
On a de même Hiies-Hiion, etc.
HUON DE BORDEAUX. 39
Charlemagne permet qu'un combat singulier dé-
cide entre Amauri et Huon ; plein de mauvaise volonté
pour celui-ci, il lui impose, malgré les protestations
de ses barons, une condition inusitée : c'est que si
Amauri est vaincu, mais meurt sans avoir confessé
son mensonge, Huon perdra son fief. Le combat se
livre, Huon est vainqueur ; mais, indigné d'une der-
nière perfidie d'Amauri qui a voulu abuser de sa
compassion pour le frapper en traître, il lui tranche
la tête avant que celui-ci ait pu répéter devant tous
l'aveu qu'il venait de faire de sa déloyauté. Charles
veut exécuter à la rigueur la condition qu'il a imposée
à Huon, et l'exiler, sous peine de mort en cas de re-
tour; les douze pairs et Naime à leur tête se jettent
aux pieds de l'empereur : « Songez à ce que vous
faites, sire, lui dit le bon duc de Bavière. Quand le
bruit se répandra que vous avez ainsi chassé de sa
terre et déshonoré ce damoiseau, que diront tous les
hauts hommes de France ? On ne fera plus que rire
de vos jugements : grands et petits diront que vous
avez perdu le sens. Au nom de Dieu et à ma prière,
ayez pitié de lui! — Comment puis-je luirendre son fief?
dit Charles. C'est le duc de Bordeaux qui chaque été
doit me servir d'échanson : pourrais-je jamais regar-
der le meurtrier de mon fils ? » Les prières et les mur-
mures de toute la cour décident enfin l'empereur à
changer sa sentence ; mais l'arrêt qu'il prononce pa-
40 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
raît à quelques-uns plus cruel encore. Il impose à
Huon la mission la plus lointaine, la plus périlleuse
et la plus bizarre qu'il puisse imaginer :
(( Huon, dit-il, écoute-moi bien : veux-tu t'ac-
corder avec moi ? — Sire, dit Huon, j'en ai grande
volonté : et il n'y a travaux si pénibles, fatigues ni
dangers que je n'accepte à votre commandement.
Même en enter irais-je, si j'y pouvais aller, pour
m'accorder avec vous. — Certes, dit Charles, en pire
lieu iras-tu qu'en enfer parler aux diables ! L'en-
droit 011 il le faudra aller, si tu te veux accorder avec
moi, j'y ai déjà envoyé quinze messagers, et je n'en
revis onques un seul. C'est au delà de la mer Rouge,
à Babylone, l'admirable cité (1), qu'il te faut porter
mon message et parler à V amiral (2) Gaudise. Si tu peux
faire ce que je vais te dire, et revenir jamais en
France, tu ne seras pas parjuré envers moi. Quand
tu auras passé la mer Rouge et que tu seras dans la
ville, il te faut jurer d'attendre pour entrer dans le
palais que l'amiral soit assis à dîner. Alors tu monte-
ras au palais, et retiens bien ce que- je t'ordonne : tu
auras le haubert au dos, sur la tête le heaume lacé, à
«
(1) Celte position géographique de Babylone indique une date
antérieure aux expéditions de saint Louis; depuis cette époque,
Babylone signifie le Caire en Ég}^pte (voy. Joinville, tandis qu'ici
c'est bien un souvenir de l'antique Babylone.
(2) Amiral^ répondant au mot arabe ami)\ émir, désigne un roi
sarrasin, et souvent, comme ici, le premier des rois sarrasins.
HUON DE BORDEAUX. 41
la main l'épée nue; et le premier que tu trouveras à
table, quels que soient son rang et sa naissance, tu
lui couperas la lête à l'instant. Tu feras encore autre
chose : l'amiral Gaudise a une fille, la belle Esclar-
monde; il te faut promettre de lui donner devant tous
trois baisers sur la bouche. Et après cela tu diras
mon message à l'amiral, devant toute sa cour : tu de-
manderas de ma part à Gaudise qu'il m'envoie mille
éperviers mués, mille ours, mille limiers bien enchaî-
nés, mille jeunes gens et mille pucelles d'une beauté
accomplie, et ses blancties moustaches frisées, et
quatre de ses dents machelières. — Vous voulez
le tuer ! s'écrient les Français. — Par Dieu, dit
Charles, vous dites vrai ! »
A ces dures conditions l'empereur ajoute encore que
si Huon de retour met le pied dans son duché de
Bordeaux avant de se présenter à la cour, il le fera
pendre. Huon consent à tout et part, laissant son
frère en France. Onze chevahers demandent à accom-
pagner l'exilé. Charles le leur permet, mais seulement
jusqu'à la mer Rouge; de là ils devront le laisser aller
seul à Babylone.
Le jeune héros arrive bientôt à Rome : le pape, qui
est son cousin, lui donne une lettre de recommanda-
tion pour Garin de Saint-Omer, leur parent à tous
deux, qui est « maronier », c'est-à-dire armateur, à
Brindes, et qui se met corps et biens au service de
42 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Huon^ et se résout même à passer la mer avec lui,
abandonnant sa femme et ses enfants. Les treize che-
valiers arrivent bieutôt au Saint Sépulcre, où ils font
leurs dévotions :
Dès or s'en vont droit vers la rog^e mer :
Sauvages terres trova Hues assés.
Ils traversent en effet plusieurs pays fantastiques,
comme celui des Conmains, dont on nous raconte des
histoires renouvelées des Grecs :
C'est une gent qui ne gostent de blé, [[chiens furieux) ;
Mais le car crue [la chair crue) comme gaignon dervé
Tôt adès gisent [ils couchent toujours) au vent et a l'oré ;
Plus sont velu que viautre [limier) ne sengler :
De lour oreilles sont tôt acoveté [couverts).
Après quinze jours de marche, ils parviennent dans
un pays oii il n'y a rien à manger ; nos compagnons se
désespèrent. Dans une forêt, ils rencontrent un vieil-
lard occupé à abattre les arbres qui gênent la route :
ce vieillard est le frère de Guiré, prévôt de Gironville
en Bordelais, le meilleur ami et le plus fidèle vassal de
Huon : pris parles Sarrasins, délivré par la fille du roi,
marié deux fois « en païenie », où il a vécu trente ans,
il en coanaît à fond les royaumes et les mœurs ; las de
vivre parmi les infidèles, il est venu se faire ermite
dans ce bois pour expier ses péchés. Il se décide
HUON DE BORDEAUX. 43
cependant à accompagner Huon, auquel il se fait fort,
d'être utile par sa connaissance des pays qu'ils auront
à traverser. Il l'informe d'abord que deux chemins
conduisent à Babylone : l'un peut y mener en quinze
jours, le second demande un an de voyage ; mais il
est sûr et commode, tandis que le premier offre des
dangers extrêmes. L'aventureux Huon choisit le plus
court; Géreaume (1) lui en dépeint les périls. Il faut
traverser une immense forêt :
Et la dedens maint [demeure) uns nains, par vreté [en
Si n'a de grant que trois pies mesurés; [véinté],
Mais tôt a certes [certainement) est moût grans sa biau-
Car plus est biaus que solaas en esté [soleil en été) : ftés,
Auberoîis est par droit non apelés.
Suivant Géreaume, ceux qui n'opposent pas le si-
lence à toutes les séductions d'Auberon sont perdus;
mais en se taisant on échappe à sa puissance. Huon
promet de se conformer à ces instructions, et bientôt
ils entrent dans la forêt magique. Auberon se pré-
sente, vêtu magnifiquement ; à sa main est un arc, aux
flèches duquel aucune bête ne peut échapper ; à son cou
pend un cor d'ivoire :
Fées le fissent [firent) en une isle de mer.
L'une d'elles a donné à ce cor le pouvoir de guérir
(1) Il ne faut pas confondre ce nom, qui est germanique [Gerhelm),
avec le nom de Jérôme [Hieronymus).
44 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
de toute maladie ceux qui l'entendent; la seconde,
d'apaiser soudain par ses accords la faim et Ja soif la
plus vive ; la troisième voulut que nul homme ne pût
entendre le cor sans se mettre à chanter ou à danser ;
grâce à la quatrième, en quelque lieu que sonne le
cor merveilleux,
Auberons l'ot [l'entend) a Monmur sa cité.
Le nain corne, et les chevaliers oublient à l'instant
la faim et la fatigue qui les accablaient, et se mettent
à chanter. Auberon les interpelle alors et les conjure
de le saluer; à ces mots, ils s'enfuient tous pour ne
pas lui répondre. Irrité, il excite en frappant sur son
cor une tempête qui les épouvante: Géreaume rassure'
Huon en lui disant que ce n'est qu'enchantement,
sans existence réelle. Les barons s'éloignent aussi
vite que peuvent courir leurs chevaux ; tout à
coup le petit homme se trouve de nouveau devant
eux :
Hues le voit, moût en fu esfraés.
» Dieus ! dist li enfes [le jeune honune), revesci le maufé {voici
Auberons l'ot, fièrement a parlé : [encoi^e ce démon) ! »
« Vassal, dist il, tu ne dis mie assés;
Car, par celui qui en crois fu penés,
Je ne fui onques anemis ne maufés,
Ains te di bien, si me puist Dieus sauver.
Je sui uns hom comme uns autres carnés [de chair).
Encor vos vien de par Dieu conjurer.
HUON DE BORDEAUX. 45
De quanqu'il a [par tout ce qu'il a) et fait et estoré [crée),
D'oile [huile) et de cresme, de bautesmeet.de sel,
Et del pooir que Jésus m'a donné,
Vos conjur jo que vos me respondés! »
« Fuyons ! » s'écrie Géreaume, et les Français re-
prennent leur course. Sérieusement courroucé cette
fois, Auberon ordonne à ses « chevaliers faés » d'at-
teindre et de tuer les insolents. Heureusement l'un de
ces chevaliers, Gloriant, intercède pour les fugilifs, et
le « roi de faërie » veut bien les soumettre à une der-
nière épreuve. Huon, de son côté, se repent de n'avoir
pas voulu saluer le nain, qui ne saurait être un diable,
parlant si bien des choses saintes, et déclare qu'il lui
répondra sll revient. Auberon les arrête une troi-
sième fois, et conjure encore Huon de lui répondre;
il lui dit qu'il sait toutes ses aventures, et qu'il le
fera venir heureusement à bout de sa mission s'il
veut lui parler.
« Sire, dist Hues, vos soies bien trovés! »
Dist Auberons : « Dieus te puist honorer! »
Le nain promet alors à Huon son amitié, et lui
raconte son histoire. H est fils de Jules César et de
Morgue la fée. A sa naissance, les fées vinrent visiter
sa mère; l'une d'elles, o qui n'ot mie son gré )>, le
condamna à rester toujours « petis nains bocerés » ;
mais, se repentant, elle lui donna en compensation
46 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
une beauté si grande, que Dieu seul est plus beau que
lui ; une autre fée lui donna de lire dans le cœur des
hommes, et d'y voir le bien et le mal; la troisième
lui donna de pouvoir se souhaiter partout où il voudrait
et d'y être aussi vite que sa pensée, avec autant de
monde qu'il l'aura désiré, et de se procurer de la
même manière, en un clin d'œil, palais somptueux,
tables richement servies, etc.; la quatrième fée lui
donna de faire venir à lui et d'apprivoiser par le seul
son de sa voix les animaux les plus sauvages. Elle lui
donna encore bien autre chose : il sait tous les secrets
du paradis, il entend chanter les anges, il ne vieillira
jamais, et, quand il voudra quitter la terre, son siège
est marqué auprès de Dieu. La loyauté qu'il a vue en
Huon le lui fait chérir, et pour commencer à lui don-
ner des marques de son amitié, il fait s'élever tout à
coup un palais splendide, oii un festin servi par de
nombreux varlets délasse et réjouit les voyageurs ex-
ténués. Huon demande congé à son puissant ami;
mais celui-ci se fait d'abord apporter un hanap ; il
fait dessus le signe de la croix : le hanap se rempHt
aussitôt de « vin et de claré ».
(( C'est de par Dieu, dit Auberon, que ce hanap est
tel, et la puissance qu'il lui a donnée est si grande, que
si tous les hommes étaient rassemblés ici et que les
morts ressuscites se joignissent à eux, le hanap four-
nirait assez de vin pour les abreuver tous. »
HUON DE BORDEAUX. 47
Mais pour profiter de ce don merveilleux, il faut
être pur de tout péché mortel; le vin échappe aux
lèvres des « mauvais » qui veulent y toucher. Huon,
qui a reçu à Rome absolution plénière, boit sans
peine dans le hanap, et Auberon lui en fait présent;
il l'avertit seulement que s'il dit un seul mensonge,
il perdra et la vertu de la coupe et toute l'amitié de
celui qui la lui donne. Il lui fait aussi cadeau de son
cor d'ivoire : s'il est en danger, il n'aura qu'à le sonner
pour qu'Auberon vienne à son secours avec cent milJe
hommes bien armés ; mais il doit bien se garder, sous
peine de châtiments sévères, de le sonner sans un be-
soin urgent. Enfin Huon prend congé, et arrive dans
une prairie délicieuse, où il s'arrête avec ses compa-
gnons ; ils mangent les provisions qu'ils ont emportées,
et le hanap leur fournit du vin en suffisance. Mais,
toujours téméraire et tout entier au premier mouve-
ment, Huon veut éprouver la vérité de ce que lui a dit
« le faé » sur la vertu du cor d'ivoire : il le sonne, et
tous autour de lui se mettent à chanter. Auberon
apparaît bientôt avec une armée immense : voyant
Huon loin de tout danger, il lui fait des reproches,
mais pardonne à son repentir. « Huon, lui dit-il, tu
vas trouver sur ton chemin la ville de Tormont, que
gouverne le renégat Eudes ; sache que c'est ton oncle,
qui a été jadis banni de France, et s'est fait Sarrasin ;
il hait tant les chrétiens, qu'il fait emprisonner ou
48 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
pendre tous ceux qui tombent entre ses mains. Je te
défends d'entrer dans celte ville. — Sire, dit Huon,
vous perdez vos paroles: j'irai certainement rendre
visite à mon oncle ; s'il est tel que vous le dépeignez,
je le tuerai; et si je suis en danger, ne me secourrez-
vous pas à l'appel de votre cor? — C'est bien, dit
Auberon; mais surtout ne corne que dans un péril
pressant, ou tu t'en repentiras. »
A peine arrivé à Tormont, Huon fait des siennes :
il fait crier par toute la ville que tous les pauvres, les
gueux, les ménestrels peuvent venir manger et boire
<( sans paier » chez le prévôt Hondré, un chrétien qui
l'a reçu dans son hôtel; puis il fait acheter toutes les
provisions de bouche qui sont dans la ville. Les
truands accourent en foule : les viandes suffisent à
peine à leur avidité, le hanap ne cesse de se remplir
et de se vider entre les mains de Huon, quand le
renégat Eudes entre dans la salle et veut pendre
Huon et ses compagnons. « Attendez un peu, sire,
lui dit Huon, et dînez au moins avec nous. — Il a
raison, dit Eudes à ses hommes; aussi bien n'avons-
nous rien chez nous à nous mettre sous la dent. »
Eudes se met donc à table, et demande à Huon de
quel pays il est :
Et respont Hues : a Sire, vos le sarés,
Droit a Bordiaus, par foi, fu mes cor nés [suis-je né).
— Droit a Bordiaus? voire, si m'aïst Dés,
HUON DE BORDEAUX. 49
Qui fu tes père, cil ki t'ot eng^erré [engendré) (1)? »
— Par foi, dist Hues, ja ne vos ert celé :
Sewins ot nom, Dieus li face pité!
Car il est mors, bien a set ans passés. »
Oedes l'entent, si comenche a crier :
« Li fius mon frère ! tu soiies bien trovés !
Ba! que queroies aillors qu'en mon ostel?
Or me di, niés (neveu), et u dois tu aler? »
Il engage Hiion à loger chez lui; mais c'est un
piège qu'il lui lend ; heureusement ; le sénéchal
Geoffroi, un Français qui avait accompagné partout
son maître Eudes, se refuse à faire massacrer ses
compatriotes : il délivre cent quarante chevaliers
chrétiens qui gémissaient dans les prisons, les arme,
et tous, réunis aux Bordelais, chassent le renégat,
qui bientôt revient les assiéger; il va les prendre,
quand Huon sonne son cor merveilleux : aussitôt
Auberon et ses cent mille guerriers entrent dans la
ville, et tuent tous les Sarrasins qui ne se convertissent
pas à la vraie foi ; Eudes a la tête tranchée, et Huon
remercie son protecteur.
En le quittant, celui-ci lui donne encore des conseils:
(( Tu vas passer, lui dit-il, près de Dunostre ; c'est un
château fort au bord de la mer Rouge, construit par
mon père Jules César; il m'a été enlevé par un géant
(1) Cet hémistiche de cheville rappelle le vers des Plaideurs :
Notre père, par qui nous fûmes engendrés,
Notre père, qui nous...
4
50 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
appelé Orgueilleux, qui m'a aussi volé un haubert féé
auquel je tenais beaucoup. Huon, beau frère, je te
défends d'aller à Dunoslre, car tu y courrais les
plus grands dangers. — Sire, répond l'impétueux
fils de Seguin, vous parlez en vain : j'irai certainement
voir ce géant; je suis venu de France pour chercher
les aventures, et puisqu'en voilà une qui se présente,
je ne la manquerai pas. D'ailleurs, si je suis en danger,
je sonnerai le cor d'ivoire, et vous viendrez à mon
aide. — Non certes, dit Auberon; je jure Celui qui
mourut en croix que tu auras beau sonner, je ne te
secourrai pas.
— Sire, dist Hues, vous ferés tout vo gré [tout ce qui vous
Et je ferai ço que j'ai empensé. » [plaira),
Je passe rapidement sur l'épisode du géant Orgueil-
leux. Huon rencontre, prisonnière dans son château,
une demoiselle qui lui en facihte l'entrée et qui se
trouve être sa cousine : ces parentés finissent par ne
plus surprendre ; il semble que tout ce qui est chrétien
en Asie soit de la famille de Huon. 11 triomphe du
géant, et lui enlève, outre le haubert féé d' Aube-
ron, un anneau d'or, qui peut servir de bracelet à
un homme ordinaire, et dont la vue suffit pour rendre
l'amiral Gaudise, vassal d'Orgueilleux, soumis à toutes
les volontés de celui qui le lui présente.
(( Quand lu aurais tué sept cents hommes, dit
HUON DE BORDEAUX. 51
Orgueilleux, et frappé l'amiral sur le nez de manière à
en faire jaillir le clair sang, tu n'aurais qu'à lui mon-
trer cet anneau d'or pour être à l'abri de tout péril;
car il me redoute et n'oserait me courroucer. »
Huon se promet bien de faire usage de cet anneau
parla suite. Après avoir tué le géant, il ouvre le châ-
teau à ses compagnons, qui attendaient en dehors la
fin de l'aventure, puis prend congé d'eux; car ils
sont arrivés au bord de la mer Rouge, où ils doivent
se séparer. Les chevaliers lui promettent d'attendre
un an son retour, et ils se quittent.
Arrivé sur la plage, Huon s'arrête au bord de la
mer, sans savoir comment la franchir; il se désole,
quand il voit venir à lui, nageant rapidement, un
monstre marin qui, une fois à terre, quitte sa peau et de-
vient le plus bel homme du monde. « Qui que tu sois, dit
Huon, je crois que tu appartiens à Auberon. — Tu dis
vrai, répond l'inconnu : je me nomme Malabron; je
suis l'homme hge d'Auberon, qui m'a condamné à être
trente ans « luiton de mer » (1) et m'envoie vers toi
pour te porter de l'autre côté de la mer Rouge. »
Huon monte sur le dos du bon Malabron, qui le mène
au rivage et prend congé de lui en lui prédisant des
malheurs qu'il s'attirera par sa faute, et en lui recom-
(1) Luiton de mer, plus anciennement nuiton, et d'abord yietun : ce
mot n'est autre que le nom du dieu marin Neptune ; il désigne une
sorte de triton. — Plus tard le luiton ou luton a perdu tout rapport
avec la mer et est devenu notre lulin.
52 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
mandant surtout de ne pas proférer un seul mensonge,
s'il ne veut perdre l'amitié d'Auberon.
Huon s'avance vers Babylone : c'était le jour de la
Saint-Jean d'été, grande fête aussi bien pour les Sar-
rasins que pour les chrétiens dans les croyances du
moyen âge. Tous les habitants de la ville se diver-
tissent par les rues, et regardent avec surprise le
chevalier français, qui n'est pas moins étonné qu'eux.
Il arrive au palais. « Ouvre-moi, dit-il au portier de
la première des quatre portes. — Volontiers, mais dis-
moi d'abord quel est ion pays : si tu es Français, tu
auras le poing coupé; si tu es Sarrasin, on te baissera
courtoisement le pont. » Huon oublie les recomman-
dations d'Auberon et répond qu'il est Sarrasin. Le
pont passé, le mensonge qu'il vient de faire lui revient *
à la mémoire; il se désespère d'avoir perdu l'amitié
de celui qui le protégeait, et jure de ne plus mentir
de sa vie. Arrivé à l'autre porte : « Chien, dit-il au
portier, ouvre, et que Celui qui mourut en croix te
confonde! — De quel pays êtes-vous? demande le
portier, et comment avez-vous passé l'autre pont? »
Huon montre l'anneau puissant qu'il a conquis sur
Orgueilleux, et le pont s'abaisse aussitôt pour lui.
Tl avance, toujours se lamentant d'avoir offensé Au-
beron, mais espérant toutefois dans son indulgence
et même dans son ignorance de la faute commise.
Il franchit les deux dernières portes comme la se-
HUON DE BORDEAUX. 53
coade et arrive dans le jardin du palais. Ce jardin est
plus délicieux qu'on ne saurait dire; au milieu est une
fontaine qui prend sa source dans le paradis et dont
l'eau a des propriétés merveilleuses : c'est la fontaine
de Jouvence, qui rajeunit les vieillards les plus décré-
pits et rend aux femmes qui boivent de son eau ce
qui est plus irréparable encore que la jeunesse. Huon
s'assied dans ce beau lieu et se prend à réfléchir à sa
position; pour savoir au juste à quoi s'en tenir sur le
courroux d'Auberon, il sonne du cor : le roi de féerie
l'entend, mais ne veut pas le secourir, à cause de son
mensonge.
Et l'enfes Hues ne chessa de corner.
Li amiraus ert assis au disner ;
Chil ki servoient du vin et du claré
Au son du cor commenchent a canter,
Et l'amiraus commencha a baler [danser)
Quand Huon voit que le son du cor reste sans
réponse, il le pose près de lui tristement, et se met à
pleurer en songeant qu'il est abandonné d'Auberon.
Il se réconforte cependant, met son espoir en Notre
Dame et marche vers le palais pour accomplir son
étrange message. Près de l'amiral était assis un noble
Sarrasin, qui devait épouser Esclarmonde, la fille de
Oaudise : « C'est celui-là que je dois tuer, se dit Huon,
sous peine de me parjurer envers Charlemagne; je ne
manquerai certes pas à ma parole ; Dieu fasse de moi
54 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
ce qu'il voudra! » Et il fait voler la tête du païen (i),
dont le sang rejaillit sur Gaudise : « Bonne étrenne !
dit Huon. Voilà déjà une chose de faite. — Saisissez-
le ! » s'écrie Gaudise, stupéfait de tant d'audace. Mais
Huon s'approclie de l'amiral, et jette sur la table l'an-
neau d'Orgueilleux. « Oh! dit Gaudise à ses hommes,
laissez-le en paix ; et vous, dit-il à Huon, promenez-
vous tranquillement dans cette salle : quand vous
m'auriez tué cinq cents hommes, grâce à cet anneau,
vous n'auriez rien à craindre. »
Et Huelins s'en est avant passés,
Vint a la fille Gaudise Tamiré,
Trois fois la baise, por sa foi aquiter :
Chele se pasme quant sent le bakeler {jeune homme).
Distl'amirés : « A vous fait issi me] [vous a-t-il fait malfl
— Sire, dist ele, bien porai respasser [j'en guéinrai). »
Une pucele vit devant li ester [se tenir devant elle),
Ele l'apele com ja oïr pores : \nouir)1
« Ses tu, dist ele, por coi m'estut pasmer [j'ai dû ?tiéva-
— Naie [non]^ dist ele, par Mahomet mon dé. »
Dist Esclarmonde : « Chertés, vos le sarés :
Sa douche haleine m'a si le cuer emblé [volé),
Se jo ne l'ai anuit [cette nuit) a mon costé, [ajorné. »
G'istrai dou sens [je perdrai la liaison) ains qu'il soit
Comme toutes les princesses sarrasines des romans
de chevalerie, Esclarmonde, on le voit, va vite en
amour. Huon s'approche de Gaudise : « Amiral, lui dit-
(1) On sait qu'au moyen âge les Musulmans sont traités de païens.
HUON DE BORDEAUX. o5
il, je ne crois pas en votre dieu et me moque de
Mahomet. Je suis de France, le noble pays, et Char-
lemagne est mon maître. Tous les rois de la terre lui
sont soumis, excepté vous; or, il vous mande que
depuis le temps où il a perdu Olivier et Roland à Ron-
cevaux, ce qui fut un grand malheur, il n'a pas ras-
semblé d'armée comparable à celle qui va vous atta-
quer cet été. Il passera la mer et envahira votre pays;
s'il vous tient, il vous pendra. Vous n'avez qu'un
moyen d'échapper, vous et vos gens, à une mort cer-
taine, c'est de vous faire baptiser sans délai. — Je
n'en ferai rien, répond l'amiral : je n'estime pas votre
Dieu un denier. — Attendez, dit Huon, je n'ai pas
fini. Charlemagne vous mande encore autre chose :
il veut que vous lui envoyiez mille éperviers mués, mille
autours, mille ours et mille limiers enchaînés, mille
jeunes gens et mille belles pucelles. Ce n'est pas tout :
il faut encore lui envoyer vos moustaches blanches et
quatre de vos dents machelières. — Ton seigneur,
réplique Gaudise, est fou à lier; je ne le prise pas une
gousse d'ail. Il m'offrirait tout son empire que je ne
lui donnerais jamais mes blanches moustaches et
quatre de mes dents. Il m'a déjà envoyé quinze mes-
sagers, dont il n'a pas revu un seul; je les ai tous fait
écorcher et saler, et, par Mahomet, lu seras le sei-
zième. Mais puisque tu es Français, comment as-lu
cet anneau d'or? — Sire amiral, réplique Huon, voici
56 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
la vérité : à quoi bon feindre? Par saint Denis, j'ai tué
et décapité ton seigneur. — Barons! crie l'amiral, le
laisserez-vous aller? Nous sommes déshonorés s'il
s'échappe. » Tous les Sarrasins se ruent sur le jeune
guerrier, qui s'accote à unpilier et lutte quelque temps ;
mais son épée lui vole du poing : il est saisi, désarmé
et conduit devant l'amiral. «11 est bien beau, disent
les païens, il n'est fait que pour réjouir les yeux; ces
Français sont une belle race_, il faut en convenir : c'est
dommage qu'il doive périr. — Barons, dit Gaudise,
de quelle mort mourra-t-il? » On opine pour la pen-
daison, quand un Sarrasin rappelle que la loi s'oppose
à ce qu'on exécute personne le jour de la Saint-Jean.
Pour se conformer aux traditions, il faut garder le
chrétien prisonnier jusqu'à la Saint-Jean prochaine;
alors on le fera combattre en champ clos contre un
vaillant champion : si le Français est vaincu, il sera
mis à mort; s'il est vainqueur, il doit être libre.
<( Puisque mes ancêtres en ont usé ainsi, dit Gaudise,
je n'enfreindrai pas la loi. » Et on jette Huon dans
un sombre et humide cachot :
« Hé! las ! dist Hues, com ci a mal ostel! »
La belle Esclarmonde, que le souvenir des baisers
de Huon ne laisse pas dormir, se rend dans son cachot
etluiofl're de le rendre libre s'il venta faire sa volonté ».
Huon refuse d^ répondre à l'amour d'une infidèle, et
HUON DE BORDEAUX. 57
Esclarmonde irritée le soumet aux tourments de la
faim. Vaincu par ce supplice et séduit par la beauté et
la passion de la princesse, le chevalier déclare qu'il
consentira à tout ; mais Esclarmonde lui promet de se
faire chrétienne pour pouvoir devenir sa femme, et,
rendue chaste déjà par la seule attente du baptême,
elle ne renouvelle plus ses propositions; elle se con-
tente de passer toutes ses journées avec celui qu'elle
aime, que Gaudise croit mort de faim dans sa prison.
Quatre mois s'écoulent ainsi; Géreaume cependant
et ses compagnons, las d'attendre Huon à Dunostre,
se décident à venir à Babylone savoir ce qu'il est
devenu. Géreaume se teint le visage, revêt un riche
costume sarrasin, et se présente à Gaudise comme
Tyacre, le fils de son frère Yvorin de Monbranc, qui
lui envoie treize chrétiens, faits prisonniers par lui,
pour servir de cible aux archers sarrasins à la Saint-
Jean prochaine. Il présente aussi la cousine de Huon :
« Et ceste dame, que vos ici veés,
Aveuc vo fille, sire, la meterés;
Aprendra li bel franchois a parler.
— Merci de votre présent, beau neveu, répond Gau-
dise; qu'on mette ces Français en prison, mais qu'on
leur donne bien à manger: qu'ils n'aillent pas mourir
de faim comme Huon, ce jeune bachelier que m'avait
envoyé Gharlemagne. »
o8 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Gériaumes Tôt, le sens cuide derver [il pense j)erdre la rai-
Li sans da pié li est el vis [au visage) montés; [son) :
Garde a ses pies, un baston a trové ;
Por un petit ne feri [il s'en fallut 2^ eu qu'il ne frappât) Tamiré
Pour décharger sa rage, il frappe àtour de bras sur
les chrétiens qu'il a amenés et qui le maudissent,
croyant qu'il a réellement abjuré sa foi. On les conduit
dans les prisons, oii ils retrouvent Huon, auquel ils
racontent la trahison de Géreaume. Huon n'en fait
que rire, convaincu de la loyauté du vieux serviteur.
En effet, celui-ci en donne bientôt des marques, et il
profite de la confiance que l'émir met en lui pour
adoucir, de concert avec Esclarmonde, la captivité de
ses amis.
Cependant Agrapart, frère du géant Orgueilleux,
vient à la cour de Gaudise lui demander raison de la
mort de son frère, dont l'amiral n'a pas tiré une assez
éclatante vengeance. « Vous êtes par droit mon serf,
lui dit-il; cependant je veux agir suivant les règles :
faites combattre contre moi en champ clos un, voire
deux de vos guerriers ; si je suis vaincu, je vous lais-
serai en paix; si je triomphe, vous serez mon homme
lige. » Aucun Turc ne se propose comme champion;
mais Esclarmonde apprend à son père que le meur-
trier d'Orgueilleux n'est pas mort, comme on le croit,
et qu'il ferait bien le combat, si on lui promettait sa
liberté. Huon est tiré de son cachot et consent à lutter
HUON DE BORDEAUX. 59
contre Agrapart. Gaudise lui promet en retour de le
faire conduire à Acre, et de se reconnaître tributaire
de Charlemagne ; il lui fait rendre son haubert, son
hanap et son cor d'ivoire, auxquels il ajoute l'excel-
lent cheval Baucenl. Huon tremble en passant son
haubert; car si Auberon est encore irrité contre lui,
il sait qu'il ne pourra y entrer; mais comme il le met
facilement, il reconnaît qu'Auberon lui a pardonné,
et marche au combat avec confiance.
L'émir le recommande à Mahomet : « Va-t'en, dit-il,
Mahom te protège, et si ce Dieu que tu adores vaut
mieux que le mien, puisse le plus vrai Dieu te ramener
sain et sauf (1) !»
Les deux adversaires se rencontrent. Touché du
courage et de la bonne mine de Huon, Agrapart lui
dit :
« Par Mahommet, tu es de boine g^ent!
Car lai [laisse) ton Dieu, et a ma loi te prent,
Et si t'en vien o [avec) moi en Orient
Si te donrai un moult rike présent,
Ma suer g^ermainne, noire est com arrement [ejicre)^
Graindre est de moi [elle est jjIus grande que ?noi), si a
— Par foi ! dist Hues, as diables la rent ! [un pié de dent.
Jo n'i vinc mie por tel mariement.
Garde toi bien et vers moi te defent ;
Jo te desfi de Dieu omnipotent. »
(1) Voilà une prière qui rappelle assez celle de Clovis dans la
célèbre bataille où il se convertit.
60 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Huon est vainqueur; Agrapart se reconnaît vassal
de Gaudise. Celui-ci fait fête à son champion; Huon
l'exhorte à embrasser la vraie foi, sans cela il perdra
la vie. « Je serais curieux de savoir, dit Gaudise en
riant, sur quelle armée tu comptes pour exécuter tes
menaces. »
Dist Huelins : « Dont n'en ferés vous el [autre chose)"}
— Naie, dist il, por noient [pour inen) en parlés.
— Par foi, dist Hues, vous en repentirés! » .
Et il sonne le cor magique.
Auberons l'ot ens el bos [dans le bois) u il ert [où il était) :
« A! Dieus, fait il, j'oi mon ami corner,
Que jo ai fait tante paine endurer;
Or li perdoins [pa?'do?i?ie) quanqu'il a meserré [tous ses torts) :
Car plus preudomme ne poroie trover,
Fors que le cuer a trop legier d'assés. »
Ces deux vers peignent admirablement le caractère
de Huon.
Le roi de féerie se trouve aussitôt dans Babylone
avec cent mille guerriers : les païens qui refusent de
se convertir sont mis à mort, les autres sont baptisés;
Huon tranche la tête à Gaudise qui ne veut pas aban-
donner sa foi, prend les moustaches et les quatre dents
qu'il doit rapporter à Charlemagne: pour qu'elles ne se
perdent pas, Auberon les souhaite dans le flanc de
Géreaume, où elles restent sans lui faire aucun mal;
HUON DE BORDEAUX. 61
puis le nain donne à son protégé un beau vaisseau
pour retourner en France, en lui recommandant bien,
sous peine d'encourir la plus terrible disgrâce, de ne
traiter Esclarmonde que comme une sœur jusqu'à ce
que le pape aif béni leur union. On fait épouser à la
cousine de Huon un puissant seigneur sarrasin qui
s'est converti et qu'on couronne en place de Gau-
dise, et on s'embarque. La navigation commence heu-
reusement; mais les plus mauvaises pensées viennent
à Huon, qui « le cuer a trop legier d'assés ».
Le temps est beau; le vaisseau fend rapidement les
ondes ; les Français, qui viennent de dîner, ont fait
un fréquent usage duhanap d'Auberon.
« Dieus, ch'a dit Hues, com m'avés viseté !
J'ai un lianap qui vaut une chité,
Et un hauberc qui moût fait a loer.
Si ai un cor de blanc ivoire cler,
Quant je le sonne et je le veul corner,
J'ai tant de g-ent com je veul demander;
Et s'ai la fille Gaudise l'amiré,
Dame Esclarmonde, qui tant a de biauté :
Je l'aime tant, si me puist Dieus sauver,
Que de son cors ne me puis consirer [^abstenir].
Ghis nains bochus me cuide verg^onder [se moque de moi),
Qui me défont a la dame a juer {de me jouer avec la dame)\
Mais ja por lui nel lairai, en nom Dé,
Que jo ne fâche de li [d'elle) ma volenté. »
Géreaume essaye en vain de le dissuader, et, voyant
son obstination, s'embarque dans la chaloupe avec les
62 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
autres chevaliers, pour ne point partager les malheurs
que la fohe de Huon va attirer sur sa tête. L'événe-
ment leur donne raison ; car à peine le jeune homme
a-l-il, malgré les prières d'Esclarmonde, enfreint
l'ordre d'Auberon, qu'une tempête horrible brise le
vaisseau et jette les deux amants, complètement nus,
sur la plage d'une île déserte. Esclarmonde se
lamente : « Ne pleurez pas, lui dit Huon :
Acolons nos, si morrons plus soeî {iiotre mort sera^ilus douce) ;
Tristrans morut por bêle Iseut amer (1) ;
Si ferons nos, moi et vos, en nom Dé. »
Des corsaires sarrasins^ qui venaient faire de l'eau
dans cette île, abordent à quelque distance ; ils recon-
naissent Esclarmonde, l'enlèvent, après avoir garrotté
Huon, et se rembarquent pour conduire la princesse
à son oncle Yvorin de Monbranc; mais ils s'arrêtent
d'abord à Aufalerne : l'émir Galafre voit une dame qui
pleure et leur demande qui elle est. « C'est une esclave
que nous avons achetée, répondent les marins. — Ne
les croyez pas_, sire, s'écrie Esclarmonde : je suis la
fille de l'émir Gaudise, qu'a tué un chevalier français,
et ces gens-ci me veulent mener à mon oncle^ qui me
fera certainement brûler. » Galafre la trouve belle, et
demande aux corsaires delà lui donner; sur leur refus
(1 ) Ce vers prouve qu'à Tépoque de la composition de notre poème
les romans « bretons » étaient déjà populaires.
HUON DE BORDEAUX. 63
il les fait tous tuer; un seul échappe, et va raconter à
Yvorin que son vassal Galafre détient Esclarmonde.
Galafre cependant épouse sa captive, u Sire, lui dit-
elle, je suis fort honorée d'être votre femme; mais
j'ai fait à Mahomet vœu de chasteté pendant deux ans;
je le regrette aujourd'hui, mais vous ne voudriez pas
attirer sur moi la vengeance céleste. » Galafre consent
à attendre deux ans la consommation du mariage. A
ce moment arrive un message d' Yvorin, qui réclame
sa nièce et, sur le refus de Galafre, lui déclare la
guerre.
Ici le poète interrompt son récit pour nous ramener
près de Huon, qui est étendu sur le sable brûlant.
Auberon, qui est dans son palais entouré de ses barons,
se souvient du malheureux hls de Seguin, et gémit
sur le sort que Huon s'est attiré par sa faute et auquel
rien ne peut plus le soustraire. Les « chevaliers faés »
intercèdent pour le coupable, et Malabron obtient
enfin la permission d'aller à son aide, mais à condi-
tion de rapporter le haubert, le cor d'ivoire et le
hanap, et de prendre sur son compte le châtiment
qu'a mérité Huon, en restant trente ans de plus
« luiton de mer ». Dans l'île de Moïse, à trois petites
lieues de l'enfer, Malabron trouve le malheureux che-
valier; il le délie et le porte sur son dos jusqu'à la
terre ferme, où il l'abandonne, « aussi nu com au jor
que fu nés ».
64 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN' AGE.
Ici commence une nouvelle phase du poème, le récit
des aventures par lesquelles passent les deux amants
avant de se rejoindre. Bien que cette partie ne soit
pas moins intéressante que la première, j'en abré-
gerai un peu l'analyse, pour ne pas faire de ce compte
rendu un sommaire du poème, d'autant plus que les
éditeurs en ont déjà mis un à la tête de leur publica-
tion, fort bon, quoiqu'un peu circonstancié peut-être.
Un récit rapide fera du reste mieux ressortir l'habileté
avec laquelle le poète noue et dénoue son intrigue.
Huon rencontre un ménestrel qui l'habille, le nour-
rit et en fait son valet sous le nom de Garinet, qu'il a
pris pour ne pas être connu et aussi parce que, de
dépit contre Auberon, il s'est promis de mentir désor-
mais à cœur joie. Tous deux arrivent à Monbranc chez
le roi Yvorin; les chevaliers et le roi s'émerveillent de
la beauté et de la force du valet d'Estrument le ménes-
trel, et soupçonnent un déguisement. Je ne puis résister
au plaisir de citer le joli passage qui suit : « Comment
se fait-il, dit Yvorin, qu'un homme comme toi serve
un ménestrel? Ne sais-tu donc aucun métier plus
honorable? — Je sais des métiers plus qu'il n'en faut,
dit Huon : je vous les dirai si vous voulez. — Soit,
répond l'émir, mais ne te vante pas de ce que tu ne
sais pas faire; car je te mettrai à l'épreuve. »
« Sire, dist Hues, les mestiers escoutés :
Je sai mestiers a moût grande plenté.
HUON DE BORDEAUX. 65
Je sai moût bien un esprevier muer;
Si sai cachier [chasse?") le cerf et le seng-ler ;
Quant jo l'ai pris, la prise sai corner,
Et la droiture [ce cjui leur revient) en sai as kiens [aux chiens)
Si sai moût bien servir a un disner ; [doner ;
Si sai des tables [jeu de trictrac) et des eskès [échecs) assés.
Qu'il n'est nus hom qui m'en peust passer. »
Distramirés : « Chit'estuet aresier [arrête-toi ici);
Au ju d'eskès te vaurai esprover [je veux feprouver).
— Sire, disiB.ues^\aiss\ésinoii)dirconier[conter jusqu'au bout),
Puis m'assaiés [essayez-moi) de quanque vos volés. »
Dist Yvorins : « Tu as moût bien parlé ;
Or nos devise les mestiers que tu ses.
— Sire, dist Hues, aparmain [tout de suite) le sarés :
Je sai moût bien un hauberc endosser,
L'escu au col et ma lanche porter,
Et un cheval et corre et g-aloper [faire courir et galoper) ;
Si sai moût bien en g-rant estor [en grand combat) entrer,
Et quant ce vient as ruistes cous doner [à donner les rudes
Pires de moi [que moi) i poroit bien aler ; [coups)^
Si sai moût bien ens es cambres [dans les chambres des dames)
Et les plus bêles baisier et acoler. » [entrer,
Dist l'amirés : « Ghe sont mestier assés ! »
C'est aux échecs que Famiral veut éprouver si Huon a
dit vrai, et il l'oblige à jouer une partie avec sa fille
« à des conditions qui prouvent qu'il a la plus
forte confiance dans l'habileté de la princesse, ou que
l'honneur de sa famille lui est assez indifférent (1) )>.
Placée entre un danger qu'elle ne semble pas redouter
extrêmement et la nécessité de faire tomber la tête du
(1) Dunlop, History of Fiction, ch. iv.
66 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
plus beau chevalier qu'elle ait vu, la fille de l'amiral se
laisse mater ; mais notre héros, fidèle àEsclarmonde
comme elle l'est à lui, refuse de profiter de sa vic-
toire.
Et la puchele s'en va a cuer iré.
u A foi ! dist ele, Mahom te puist grever!
Se je seiisse (si j'avais su) que ne deûst faire el [autre
[chose) ^
Par Mahomet, je Telisse maté! »
La guerre cependant éclate entre Yvorin et Galafre :
Huon se signale au service d'Yvorin et devient son
favori, après avoir tué en combat singulier un neveu de
Galafre. Au milieu d'une lutte terrible avec un che-
valier du parti ennemi, Huon, se croyant perdu, dit
adieu à Esclarmonde, à Géreaume et à tous ses amis;
à ces mots, son adversaire jette son épée : c'est le vieux
Géreaume lui-même ; le vent l'avait poussé avec ses
compagnons à Aufalerne, où il avait retrouvé Esclar-
monde, et où il rendait à Galafre les mêmes services
que Huon à Yvorin. Huon fait semblant de se rendre
prisonnier et est conduit à Aufalerne, où il retrouve
celle qu'il aime. Pendant que Galafre et son armée sont
hors de la ville, les Français ferment les portes et leur
refusent l'entrée à leur retour : les deux rois sarrasins,
oubliant leurs querelles, s'unissent alors pour com-
battre les ennemis communs et reconquérir Esclar-
monde, l'Hélène de cette guerre. Yvorin veut faire
HUON DE BORDEAUX. 67
pendre le pauvre ménestrel Estrument, qui a amené
Huon à sa cour; dans une sortie que font les Français
pour l'arracher à la mort, ils perdent Garin de Saint-
Omer, le bon « maronier » de Brindes ; le soir, en sou-
pant, ils le pleurent; mais tout chagrin a son terme :
« Huon appela le ménestrel : « Prends ta harpe,
« pour Dieu, ami, lui dit-il; après les plus grandes
« douleurs il faut bien se distraire ; réjouissons-nous,
« je t'en prie, car nous avons fait pour toi une grande
(( perte. » Le ménestrel obéit : il accorde sa harpe à
trente cordes et la fait doucement résonner; le palais
retentit au loin.
En se promenant le lendemain sur le bord de la
mer, les Français voient arriver un vaisseau : il porte
Guirré, le bon prévôt de Gironville, parti pour l'Orient
à la recherche de son maître Huon ; les gens du vais-
seau se croient perdus en se voyant à Aufalerne, ville
sarrasine; mais Huon se fait reconnaître, le vieux
Géreaume retrouve son frère Guirré, et le lendemain
tous s'embarquent pour Brindes, où ils ne tardent pas
à arriver. Les païens livrent un assaut à la ville, où
il n'y a plus personne : ils y entrent, et les deux rois
retournent chacun chez soi, après cette guerre désas-
treuse qui s'est terminée par la perte d'Esclarmonde
pour tous deux.
Après avoir annoncé à la femme de Garin de Saint-
Omer la mort de son mari, Huon arrive à Rome, où
68 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
le pape baptise Esclarmonde et la marie à son amant.
Puis on se met en marche vers la France, et bientôt
on arrive près deBordeaux; mais, pour obéir à Charle-
magne, Huon ne doit pas entrer dans son héritage
avant d'avoir rendu compte de son message à l'empe-
reur ; il se loge donc à l'abbaye de Saint-Maurice des
Prés, qui relève directement de la couronne, et fait
prévenir son frère Gérard de son arrivée.
Gérard avait abusé de l'absence de son frère pour
établir à Bordeaux une insupportable tyrannie ; il avait
épousé la fille d'un traître, Gibouart de Viésmés, et il
voit avec chagrin que l'heureux retour de Huon va le
priver de sa puissance et de son rang. Il prend conseil
de son beau-père, qui lui persuade de trahir son frère.
En effet, Gérard vient à Saint-Maurice, fait fête à Huon,
apprend de lui que les dents et la moustache de Gau-
dise sont enfermées dans le flanc de Géreaume, et
offre de l'escorter sur le chemin de Paris; mais il le
fait tomber dans une embuscade, le jette avec Esclar-
monde et les autres dans ses prisons de Bordeaux,
ouvre le côté de Géreaume et y prend les marques qui
doivent convaincre Charlemagne que Huon a accompli
son message, tue l'abbé, pille l'abbaye, et enfin envoie
dire à l'empereur que son frère, malgré l'ordre formel
qu'il avait reçu, étant revenu à Bordeaux, il l'a fait
emprisonner et qu'il attend ses ordres.
L'empereur se rend à Bordeaux et fait comparaître
HUON DE BORDEAUX. 69
Huon devant les pairs. Le duc Naime défend l'accusé
et proteste qu'il y a là-dessous une trahison; mais en
vain : Charles, aveuglé par le ressentiment, jure sur sa
barbe qu'il ne dînera qu'une fois avant la mort de Huon
et fait dresser les tables pour ce dernier repas. Les
prisonniers se lamentent, quand, à côté de la table oii
est assis Charlemagne, se dresse tout à coup une table
plus haute de deux pieds, sur laquelle sont posés le bon
hanop, le cor d'ivoire et le merveilleux haubert. Aube-
ron entre dans la salle au milieu de la stupéfaction
générale et à la grande joie de Huon et de ses amis,
pendant que ses chevaliers remplissent la ville et occu-
pent toutes les issues du palais. Il heurte dédaigneu-
sement l'empereur, s'asseoit sur son estrade et tend
le hanap à Huon, à Esclarmonde, à Géreaume, qui le
vident successivement. « Portez-le à Charlemagne, dit
Auberon, et s'il ne le prend, il le paiera cher. )> L'em-
pereur l'approche de ses lèvres : le vin disparaît. « C'est
de la sorcellerie! dit Charles. — C'est votre méchan-
ceté, répond le roi de féerie; on ne peut boire dans
cette coupe que si on est pur de tout péché mortel, et
vous en avez commis un dont vous ne vous êtes jamais
confessé, et qui est si horrible, que je ne veux pas le
dire, pour ne pas vous déshonorer à tout jamais (1). »
(1) [Sur ce qu'étail le péché secret du grand empereur, on peut
voir mon étude sur L'anneau de la morte (Journal des savants, 1897,
pp. 637 et 718 ; tirage à part à la libr. Bouillon.)]
70 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN 'aGE.
Charles se tait et tremble devant ce nain qui lit dans sa
conscience; le hanap passe à tous les barons, mais
Naime seul y peut boire. Auberon déclare à Charle-
magne que Huon a accompli son message et que Gérard ,
est un traître; il somme Gérard, au nom du Dieu de
vérité, d'avouer son crime; et, fasciné par la parole du
nain, Gérard raconte toute sa trahison et rapporte les
preuves de l'innocence de Huon, qu'il avait enlevées à
Géreaume. Huon supplie Auberon de pardonner à son
frère, qui a été égaré par les conseils perfides de
Gibouart. Auberon n'accède pas à cette prière, et
souhaite le gendre et le beau-père à une potence déme-
surée : au même instant ils y sont suspendus, juste
châtiment de leurs crimes.
« Cet homme-là est Dieu! s'écrie Charles. — Droit
empereur, répond Auberon, je ne suis pas Dieu, je
suis un homme comme un autre : mon nom est Aube-
ron. » Et il raconte l'histoire que nous connaissons.
Charlemagne rend à Huon ses honneurs et son fief.
Auberon prend Huon à part : « Écoute-moi, lui
dit-il : je te prie, par l'amour que tu me portes, de venir
dans trois ans à ma cité de Monmur; tu y auras ma
royauté, et même toute ma puissance : je peux te
la transmettre, car saches qu'à ma naissance il me fut
permis de la donner à qui je voudrais. Je t'aime en
toute loyauté, et je te donnerai ma place : tu porteras
couronne d'or au chef, et tu laisseras à Géreaume ton
HUON DE BORDEAUX. 71
héritage, car certes il l'a bien mérité. — Sire, dit
Huon, vous dites vrai; je le lui donnerai d'après vos
ordres. » Auberon reprit : « Ami, écoute-moi : je ne
veux plus demeurer en ce monde ; je veux m'en aller
là-haut, en paradis; car Notre Sire me l'amande, et
je veux accomplir sa volonté; mon siège est marqué à
sa droite. »
Il recommande à Huon de ne jamais manquer à
l'obéissance qu'il doit à l'empereur, et prend congé de
tous. Charlemagne retourne à Paris; Huon reste à
Bordeaux avec Géreaume et Esclarmonde, et tout le
pays mène grand'joie d'avoir retrouvé son seigneur.
De Huelin ne vos sai plus conter,
Ne d'Auberon, le petit roi faé,
Ains nos couvient nostre canchon fmer ;
Si proiiés Dieu, le roi de maïsté,
Que Dieus vous laist tés [telles) oevres démener
Qu'en paradis vos mèche [mette] reposer,
Et moi aveuc, qui le vos ai conté !
Tel est le récit que contiennent dix mille vers de
dix syllabes distribués en longs couplets monorimes.
Comme on le voit, il y a là de l'invention et de l'habileté
de composition; les aventures sont amusantes sans
que le poète ait recours à un merveilleux trop fantas-
tique ou à des complications trop invraisemblables ;
l'intérêt va toujours en grandissant au milieu des épi-
sodes variés qui nouent et dénouent successivement
72 P0È3IES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
l'intrigue sans nuire àTunité de l'ensemble ; les carac-
tères sont bien tracés et n'ont pas en général celle
banalité qui est un des grands défauts des poètes de
l'époque, et dont ils ne sortent souvent que par des
excentricités révoltantes ou absurdes : Huon de Bor-
deaux, impétueux, indocile et téméraire, mais loyal,
brave et fidèle; Esclarmonde, passionnée tant qu'elle
est sarrasine, tendre et pure dès qu'elle devient chré-
tienne; le vieux et dévoué Géreaume, qui ne fait servir
toutes ses ruses qu'à une honnête cause ; enfin Auberon,
dont le portrait offre un mélange heureux de grandeur
et de bonté, de grâce et de force, de justice et d'indul-
gence ; toutes ces figures se gravent en traits charmants
dans la mémoire. Le roi de féerie surtout a exercé,
dès les temps anciens, une grande influence sur l'ima-
gination des lecteurs, et la trace de cette influence se
trouve dans les nombreuses imitations auxquelles a
donné lieu notre poème. Mais avant de parler des
destinées d'Auberon postérieurement à l'œuvre fran-
çaise qui l'a popularisé, il est bon de rechercher son
origine et son histoire antérieure.
III
Il existe un poème allemand du xiii' siècle, dans la
forme du NU^elungenlïed^ que l'on a déjà plus d'une fois
IIUON DE BORDEAUX. 73
rapjDroché de Huon de Bordeaux : c'est Ortnit (1), où
le roi des nains, Elbericli ou Alberich, joue un rôle
qui se rapproche beaucoup de celui d'Auberon dans
notre poème. Voici le sujet : Ortnit, roi de Lombardie,
arrivé à l'âge de se marier, et pressé par ses sujets,
quitte ses états pour aller conquérir la fille du sultan
de Syrie, dont la renommée lui a appris la beauté. Sa
mère lui donne au départ un anneau magique qui a le
pouvoir de rendre visibles les choses invisibles, et lui
recommande de suivre la route de Rome jusqu'à ce
qu'il arrive à un tilleul (2) qui s'élèvera sur le Lord
d'une fontaine : là, il trouvera une aventure. Ortnit
arrive à l'endroit désigné, et, par la vertu de son
anneau, il voit Elberich, le roi des nains, sous la forme
d'un enfant, étendu sur le gazon. Orlnit lutte avec lui,
le terrasse, et pour sa rançon Elberich promet à son
vainqueur une magnifique armure. Mais il trouve
bientôt moyen de se faire donner l'anneau magique,
et devient aussitôt invisible ; après avoir quelque temps
raillé Ortnit, il lui rend l'anneau et lui apprend qu'il
est son père et qu'il veut l'aider dans son entreprise.
En etfet, par ses tours d'adresse, les prestiges dont il
éblouit les Sarrasins, et la rapidité avec laquelle il se
transporte d'un heu à un autre, il arrive à faire
{\) [La meilleure édition est dans le Deutsches Heldenbuch (Berlin,
1871.)]
(2) Arbre auquel les Germains attachaient des vertus magiques.
74 P0Ê3IES ET LÉGENDES DU 3I0YEN AGE.
épouser à Ortnit la belle Sidrat, qui a reçu le bap-
tême (1). Ortnit revient à Garde, sa capitale, et Elbe-
rich, après l'avoir comblé de richesses, prend congé
de lui.
Les traits principaux des deux récits (2) sont visible-
ment les mêmes : l'un et l'autre nous montrent un
jeune guerrier chrétien qui fait en Orient un périlleux
voyage, qui est aidé dans ses difficiles aventures par
un protecteur surnaturel, qui épouse et ramène, après
l'avoir convertie au christianisme, la fille d'un roi sar-
rasin, et rentre heureusement dans son pays. Quelque
générale que soit cette ressemblance, elle ofîre unirait
qui ne peut guère être dû à la rencontre fortuite de deux
imaginations poétiques : le protecteur deHuon comme
celui d'Ortnit est un roi nain doué d'un pouvoir mer-
veilleux. Auberon, il est vrai, est bien plus grave, plus
grandiose qu'Elberich, dont les espiègleries rappellent
plus souvent Puck que son maître; il a aussi plus de
puissance; enfin et surtout il n'est pas le père de son
protégé; mais ces différences ne sont pas assez fortes
pour faire négliger les analogies de caractère et de
conduite des deux nains, et l'identité du père d'Ortnit
(1) Gomme Auberon, Elberich défend à son protégé d'avoir com-
merce avec sa fiancée Jusqu'à ce qu'elle soit baptisée, mais ce trait
n'a pas dans Ortnit la même importance que dans Huon.
(2) Il faut toutefois remarquer qu' Ortnit ne se rapproche de Huon
que dans sa première et sa seconde partie ; la troisième n'a plus
aucun rapport.
HUON DE BORDEAUX. 75
et de l'ami de Huon devient évidente si l'on considère
qu'ils ont le même nom : Auberon, plus anciennement
Alberon^ n'est en effet qu'une variante à'Alberich ou
Elberich (1).
Une telle ressemblance entre deux noms ne peut
avoir pour cause que l'imitation de l'un des poètes par
l'autre, ou leur mise en œuvre de la même tradition.
La première hypothèse seule, que je sache, a été
soutenue sous les deux formes qu'elle peut prendre.
Les uns ont prétendu que le poème allemand était
imité du français, les autres que le poème français
était imité de l'allemand. Contre la première supposi-
tion, que justifieraient les habitudes bien connues de
l'Allemagne au moyen âge, les meilleures raisons
qu'on puisse invoquer se trouvent dans OrtJiit même,
qui ne ressemble que de très loin à Huo7i. Pourquoi
l'imitateur aurait-il changé le modèle qu'il avait sous
les yeux au point d'en faire une œuvre aussi diffé-
rente? Ce n'est pas la peine d'imiter pour prendre si
peu de chose. D'ailleurs le poème à'Ortnit appartient
au cycle germanique, dont aucune branche n'est
imitée du français : il se rattache à toute une série de
récits dont il est inséparable (2), et son encadrement
(1) On verra plus loin un même personnage, identique probable-
ment à nos deux rois faés^ appelés Albéric et Auberon.
(2) Ortnit a pour suite immédiate et nécessaire Wolfdietrich, où
Elberich reparaît ; Wolfdietrich fait suite, d'un autre côté, à Hugdie-
trichj et se relie à tous les poèmes sur Dietrich de Bern.
76 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
parmi eux prouve une tradition nationale. Le nom
d'Elberich ou Alberich, pour désigner le roi des nains,
se retrouve même dans d'autres parties, certaine-
ment authentiques, de cette tradition, par exemple
dans les premières aventures de Siegfried, telles que
les racontent les Nibelungen (1). Le poème à'Ortnit,
qui n'a de commun avec Huon de Bordeaux que l'idée
fondamentale, n'en est donc pas imité. Le nain Albe-
rich et son pouvoir surnaturel étaient célèbres en Alle-
magne bien avant qu'on chantât le roi de Lombardie,
et le poète di'Ortnit n'a pas eu besoin, pour les con-
naître, de recourir à une source française.
Est-ce donc notre trouveur qui a imité le poème
allemand? « Il y a beaucoup plus de probabilité, dit
Keightley, pour qu'un poète français ait emprunté un
nain à un écrivain allemand que pour l'hypothèse
contraire. » En général, en cas d'imitation bien cons-
tatée, il y a cent chances contre une que c'est l'Alle-
mand qui a imité le Français, et peu importe qu'il
s'agisse de nains ou de géants. L'imitation d'un poème
allemand par un Français serait un fait à peu près
unique, et d'ailleurs la ressemblance restreinte des
deux poèmes exclut, comme dans la précédente hypo-
thèse, l'idée d'une copie (2).
(1) M. Guessard, dans sa préface, cite encore le roi Albrecht,
nommé dans Sigenôt, etWalberan, qui joue un rôle dans Laurin.
(2) Je n'insiste pas sur la question de date : Ortnit parait avoir été
écrit vers 1225, notre rédaction d'Huon peut remonter à la fin du
HUON DE BORDEAUX. 77
De l'allernative que je posais tout à l'heure, il ne
reste donc que le second parti à prendre : Huon de
Bordeaux et Ortnit^ ou plutôt Elberich et Auberon, ont
une origine commune. Ni l'auteur de Huon ni celui
(ÏOrtnit n'ont inventé ce personnage et le rôle qu'ils
lui font jouer auprès de leurs héros respectifs ; on sait
d'ailleurs que de telles inventions de toutes pièces sont
tout à fait en dehors des habitudes des poètes du
moyen âge : il leur arrivait bien d'embellir par des
ornements et des fictions de leur cru les sujets qui,
à leur goût, n'étaient pas assez intéressants; mais ils
tenaient toujours de la tradition ou prenaient dans les
livres les événements et les personnages principaux
qu'ils mettaient en scène. Dans le cas présent, il
est clair que c'est la tradition vivante, la légende
attachée au nom d' Auberon ou d'Elberich, qui a inspiré
nos deux poètes. Il est donc probable que cette tra-
dition est fort ancienne, puisqu'elle est commune à
deux nations dont les littératures ont suivi de très
bonne heure des routes fort diverses, et dont les
cycles poétiques n'offrent presque aucun point de con-
tact (1).
xii« siècle ; mais, outre que cette chronologie est incertaine, niHuon
ni Ortnit ne nous offrent la première rédaction des thèmes qu'ils
développent, et l'imitation pourrait porter sur une forme plus
ancienne.
(1) De même qu'Alberich et Auberon, Valand, le Vulcain, ou
plutôt le Dédale, de la mythologie germanique, et Gualand, le for-
78 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
De cette tradition nous avons peut-être une autre
trace dans un curieux passage d'un écrivain qui paraît
avoir vécu au xiif siècle, et qui ne nous est connu que
par les extraits qu'en a donnés Jacques de Guyse au
xiv^ siècle, Hugues de Tout (1). D'après lui, Clodion
aurait eu des fils que Mérovée aurait dépouillés, et l'un
de ces fils, nommé Albéric, aurait disputé la couronne
à celui-ci. Ce récit me paraît offrir avec la légende
d'Auberon-Elberich d'incontestables rapports. « Al-
béric, dit Hugues de Toul, le plus jeune des fils de
Clodion, eut autant d'habileté et de subtilité que d'au-
dace et de prouesse... Il demeurait la plupart du temps
dans les forêts, faisant des sacrifices aux dieux et aux
déesses, et renouvela même la secte païenne, espé-
rant que les dieux lui rendraient l'empire (2)... Cet
Albéric répara l'autel de Minerve sur une montagne
que les chrétiens appellent maintenant Mont-Saint-
Aldebert^ et qui se nommait alors Mo7it cT Albéric. Il
fonda un autre autel sur une montagne voisine_, que
les chrétiens appellent maintenant en français la
Houppe iV Alhermoni. Il était surnommé mahgnement
geroii faé de nos chansons de geste, sont communs aux deux nations.
Celte communauté, là comme ici, indique une haute ancienneté et
une origine germanique.
(1) Ce passage de J. de Guyse a été cité par M. Guessard, mais ne
l'a pas amené à chercher là l'origine de la légende d'Auberon.
(2) Le chroniqueur oublie que la « secte païenne » ne fut abolie
parmi les Francs que sous le petit-fils de Mérovée.
HUON DE BORDEAUX. 79
a l'Enchanteur » par les partisans de Mérovée; il
demeurait toujours dans les forêts... Il est enterré h
un endroit où on a transporté de grands arbres; les
habitants du pays l'appelaient jadis le Cor (1) ou la
Houppe crAlbéric (2)... Il maria l'aîné de ses fils,Wal-
bert, à la fille de l'empereur de Constantinople (3). »
J'ai cité les traits les plus saillants du récit de
Hugues de Tout : ils nous offrent, comme notre poème,
un petit roi sauvage,
Qui tôt son tens conversa en boscage,
qui passe pour avoir des pouvoirs surnaturels, et fait
épouser à un homme d'Occident la fille d'un empereur
d'Orient. Le protégé d'Albéric en cette affaire est son
fils comme Ortnitestle fils d'Elberich. J'ajoute qu'Al-
béric, suivant son historien, livra aux Mérovingiens
plusieurs batailles dans lesquelles il fut toujours vain-
queur, ce qui rappelle les cent mille guerriers qui
accourent autour d'Auberon partout où il les souhaite,
et la victoire qu'Elberich fait remporter à Ortnit sur les
(1) Le manuscrit suivi par l'éditeur porte Coma; mais un autre
manuscrit donne Cornu, qui me paraît préférable en ce qu'il rap-
pelle le cor d'Auberon.
(2) Cette houppe, qui revient deux fois, en rapport intime avec
Albéric, fait penser au Riquet à la houppe du conte de Perrault, qui
à l'origine, à en juger par plus d'un trail, a dû être aussi un roi des
nains.
(3) J. de Guyse, Annales du Hainaut, p.p. Fortia d'Urban, l. IX,
c. 6, 9.
80 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Sarrasins. Il semble donc bien qu'il y ait identité fonda-
mentale entre Albéric^ Elberich et Auberon.
Notons aussi que, dans des textes, qui d'ailleurs
paraissent dériver essentiellement de Jacques de Guyse,
c'est le nom même à' Auberon qui est donné au fils de
Clodion. Cette aventureuse histoire a fait en effet rêver
des généalogistes plus ou moins crédules ou intéressés,
et a servi de fondement à de fabuleuses filiations.
Richard de Wassebourg, qui l'inséra en 1549 dans ses
Antiquités de la Gaule Belgique^ donne à Albéric le nom
d'Auberon : « On l'appelait, ajoute-t-il, enchanteur ou
féé (1). » François de Rosières, dans son livre sur l'ori-
gine de la maison de Lorraine, pour lequel il dut faire
en 1580 amende honorable au Parlement de Paris, lui
donne pour tige ce même personnage. « Auberon, dit-il
entre autres choses, qu'on appelle aussi Albéric, ne
succéda pas à son père, bien qu'il eût le titre de roi
des Francs orientaux... \\ est enseveli dans un heu
qu'on appelle la Houppe d'Auberon,.. Quelques-uns
racontent qu'il défît les Mérovingiens à Mirvault, et
qu'il dut sa victoire aux prestiges des démons (2). »
Au xvii^ siècle, Nicolas de Guyse reproduit le récit
de Rosières, en donnant toujours au « roi des Francs
(1) Fol. LV, 6. Notez que l'un des noms donnés à Auberon dans
notre poème est le roi faé ou simplement le faé.
(2) Stemmata Lotharingiœ et Barri ducuus, p. I, c. 43, f. cxiii.
Ce « quelques-uns racontent » peut faire croire à une tradition
populaire locale).
HUON DE BORDEAUX. 81
orientaux » le nom d'Auberon ; il ajoute qu'à Mons,
ville dont la légende lui attribue la fondation, une
tour en ruines conservait parmi le peuple le nom
de tour d'Auberon [twris Aubronii) (1). Suivant lui
comme suivant Rosières, c'est d'Auberon que descen-
dent les Carolingiens et les Capétiens, les ducs de
Lorraine, les comtes de Hainaut et d'autres encore.
Plus récemment, M. de Courchamps, dans un tableau
généalogique de la maison royale de France, a rattaché
aussi nos deux dernières dynasties à ce prétendu fils
de Clodion, qui épousa selon lui Urgande [%), sœur de
Théodoric le Grand (3), et maria son fils à la sœur de
l'empereur Zenon : le « roi des Francs orientaux » est
devenu un « duc d'Alsace » (au v^ siècle !) chez M. de
Courchamps, qui a, s'il faut l'en croire, « solidement
établi » son tableau sur les autorités les plus impo-
santes (4). •
Ce qu'il y a d'intéressant dans tout cela, c'est qu'il
semble bien que Hugues de Tout ait utilisé au xiii' siècle
(1) N. de Guyse, Mons Hannonise (Cambrai, 1621).
(2) Ce serait bien là un nom de fée ; mais les généalogistes anté-
rieurs lui donnent le nom d'Argotte.
(3) On pourrait voir dans ce trait un rapport avec l'amitié cons-
tante d'Alberichpour Dietrich dans l'épopée allemande. C'est ce que
fait M. Rûckert dans son curieux travail intitulé Oberon von Mons
anddiePippinevon]Swelle{iSSQ),diuque\i''3ii emprunté plusieurs cita-
tions (il accepte d'ailleurs bien à tort comme historiques les données
de Hugues de Tout sur Clodion et ses descendants). Mais cette
alliance n'apparait pas avant Rosières et paraît inventée par lui.
(4) Mémorial de la noblesse, publié par Duvergier, 1. 1.
6
82 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
et que Wassebourg, Rosières et Nicolas de Giiyse aient
encore trouvé vivante aux xvi" et xvif siècles dans le
Hainaut une légende relative à un roi « faé », appelé
Auberon (1), qui habitait dans les forêts, menait en
guerred'invinciblesarmées, accomplissait d'étonnantes
merveilles, et qui, père d'un fils mortel, l'aidait à épou-
ser, dans le lointain Orient, la fille d'un puissant roi.
Hugues de Tout, que les fragments conservés par Jac-
ques de Guyse nous montrent comme un compilateur
de fables, a recueilli cette légende pour la transformer
en prétendue histoire. Il est permis de croire que l'au-
teur de Huon de Bordeaux, qui était, nous l'avons vu,
tout voisin du Hainaut, l'a recueillie de son côté et l'a
beaucoup plus agréablement transformée en la mêlant
à l'aventure du fils de Seguin, avec laquelle, certaine-
ment, elle n'avait originairement rien à faire (2). Cette
légende, qui paraît avoir été localisée au xii^ siècle en
Hainaut (3), c'est-à-dire dans la partie du pays « wal-
lon » limitrophe du pays « tiois », était d'ailleurs une
vieille légende germanique, qui s'est conservée d'autre
part dans Ortnit : c'est ce que prouve le nom même
(1) Ou Auberi dans Hugues de Toul.
(2) Je pense que c'est notre poète qui aefTacé du récit la paternité
d' Auberon à Tégard de Huon. H a eu pour cela des raisons qu'on
devine et qui sont bonnes ; mais la faveur dont Auberon entoure
Huon devient alors assez inexplicable.
(3) Il serait intéressant de rechercher s'il existe encore en Hainaut
quelqu'une des dénominations locales relevées plus haut.
HUON DE BORDEAUX. 83
d'Albéric, Elberich, Àuberon, qui apparaît, sous une
forme à peu près identique, dans le récit éphémérisé
du chroniqueur, dans Ortnit et dans Huon.
Ce nom est en effet bien probablement, comme l'a
montré le premier Jacob Grimm (1), un dérivé du
mot alb ou elb^ que nous connaissons en français sous la
forme_, empruntée de l'anglais, elfe. Albéric, Alberich,
Elberich, Auberon se dénoncent par leur nom même
comme appartenant à la race des alben (2), de ces
petits êtres mystérieux et puissants, qu'on se repré-
sentait comme habitant communément sous terre, pos-
sesseurs d'immenses trésors qu'ils révèlent parfois aux
hommes qui ont gagné leur affection, doués d'une '
science et d'un pouvoir merveilleux, les uns bons, les
autres méchants, tous d'ordinaire assez capricieux,
les uns laids, les autres « beaux et lumineux comme
le soleil. » C'est à ces derniers qu'appartient notre
Auberon, originairement roi des alben comme Elbe-
rich ; mais le poète français, qui l'a pris dans la légende, .
et qui ne connaissait ni le sens de son nomniles«/^e/z
(1) Deutsche Mythologie, l''^ éd., p. 599; 2« éd;, p. 421.
(2) Cette étymologie est bien préférable à celle à-'aube, « aurore «,
qui a été proposée pour Auberon. Il faut remarquer qu'Aw55n,
Auberon sont aussi, — et de fort bonne heure dans les formes
latines correspondantes, — employés comme de simples noms
d'hommes, et paraissent dans ce cas être des réductions de
noms en Adal — (comme Albert à côté diAdalbert) ; mais il semble
bien difficile de ne pas rattacher les noms de nos personnages
h alb.
84 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
eux-mêmes, lui a conservé seulement sa royauté. Il lui
a créé des ancêtres à sa fantaisie, il a attribué son pou-
voir surnaturel ainsi que sa petitesse aux dons des fées,
seuls êtres merveilleux familiers aux croyances popu-
laires vraiment françaises, et enfin il Ta fait bon chré-
tien (1) et s'est même permis, de sa propre autorité,
de lui assigner un siège en paradis auprès du trône de
Dieu. Cette transformation, qui lui a permis de donner
à son Auberon tant de majesté tout en lui conservant
la grâce et quelque chose de la malice de Yalb qu'il
était originairement, est un coup de sa baguette, aussi
merveilleuse en son genre que le cor du roi de
féerie.
Voilà comment je m'explique la genèse du « petit
roi sauvage ». Ce n'est d'ailleurs qu'une hypothèse,
mais elle me paraît préférable à celle de M. de la
Villemarqué, pour laquelle penche M. Guessard. D'a-
près l'éditeur du Barzaz-Breiz le nom d' Auberon serait
à moitié traduit de celui d'un personnage de la féerie
celtique appelé Gwyn-Araim^ gwyn signifiant « blanc »
comme auhe^ et araun^ qui répond à « vapeur », indi-
(1) Elberich aussi est chrétien dans Ortnit^ tandis que FAlbéric de
Hugues de Tout est non seulement païen, mais hostile au christia-
nisme. Tout [cela esl visiblement moderne et sans portée pour le
fond de l'hstoire. L'Auberon de la légende montoise était présenté,
comme un démon ou un ami du démon parce qu'il appartenait à,
l'ancienne mythologie ; les auteurs de Huo7i et d'Ortnit Tout chris-
tianisé parce qu'ils avaient à lui faire jouer un rôle sympathique.
HUON DE BORDEAUX. 85
quant ici, selon toute apparence, un être surnaturel.
A l'appui de cette étymologie ingénieuse, M. de la
Villemarqué fait entre ce que notre poème raconte
d'Auberon et ce que diverses légendes galloises rap-
portent de Gwyn des rapprochements qui auraient
besoin d'être contrôlés de près. Ils perdent d'ailleurs
beaucoup de leur force quand on constate que le per-
sonnage, ou tout au moins le nom, de Givyn-Araun
semble être entièrement sorti de l'imagination féconde
en « vapeurs » de l'auteur du Barzaz-Breiz : la my-
thologie galloise ne connaît que Gwynn ah Niidd, ori-
ginairement divinité infernale, dont les attributs ne
sont pas sans quelque rapport avec ceux des alben ger-
maniques, mais qui ne ressemble guère à notre roi de
féerie (1). D'ailleurs la conjecture de M. de la Ville-
marqué rendrait fort difficile à expliquer l'ancienneté
des traditions allemandes sur Alberich, et l'identité,
qui me paraît hors de doute, de ce personnage avec
Auberon.
Il serait plus facile de revendiquer une origine cel-
tique pour les objets « faés » qu'Auberon donne à Huon.
Le cor enchanté surtout semble avoir été inventé dans
(1) [Ni dans la table si riche mise par M. J. Loth à la suite de sa
traduction des Mabinogion, ni dans le Celtic Heathendom de M. Rhys
on ne trouve de Gwyn-A7\iun (il y a bien un Arcmn, mais différent et
même ennemi de Gwynn ab Nudd). Dans les textes, peu nombreux
d'ailleurs, auxquels renvoie M. de la Villemarqué, il est toujours
aestion de Gwynn, jamais de Gwyn-Araun.]
86 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
un pays de grandes chasses et de grands bois ; le hanap
magique a fourni le sujet de plus d'un conte qui se
rattache au cycle d'Arthur. Il est cependant impossible
de ne pas rappeler tous les tahsmans de ce genre qui
figurent dans les contes orientaux : il suffît d'avoir lu
les Mille et une Nuits pour se souvenir que de pareils
prodiges s'y retrouvent à chaque page, et forment une
espèce de merveilleux qui semble propre aux imagi-
nations asiatiques. Nos chansons de geste n'offrent
rien qui ressemble à ces objets « faés » , et tous ceux qui
se rencontrent si fréquemment dans les contes d'en-
fants de tous les pays n'apparaissent qu'à une époque
assez moderne et ont plusieurs fois déjà été rattachés
à l'Orient.
Pour compléter ces recherches sur les origines du
poème que j'ai analysé, il resterait à déterminer ce
qu'il peut contenir d'historique et où le trouveur a
pris les personnages purement humains qu'il met en
scène. Cette étude me mènerait, on le conçoit, beau-
coup trop loin pour quelques-uns, et n'aurait au
contraire aucun point de repère pour d'autres. Ainsi
il me serait impossible de dire si Huon a été réelle-
ment duc de Bordeaux ou même s'il a existé. Quelques
historiens, prenant le roman au sérieux, ont gravement
enregistré notre héros parmi les souverains de l'Aqui-
taine; d'autres, au contraire, ont nié et son existence et
celle de son père Seguin, qui est cependant beaucoup
HUON DE BORDEAUX. 87
plus incontestable (1). Le mélange de vérité historique
qui peut se trouver mêlé aux fabuleuses aventures de
Huon est d'ailleurs si minime, qu'il faudrait dépenser
pour l'extraire plus de peine qu'il n'en vaut. J'aime
mieux suivre le sort du poème et de ses héros depuis
le jour oii il parut dans le monde.
IV
La manie des additions et continuations a été fatale
à plus d'une production du moyen âge : au milieu
des préambules et des suites disparurent fréquem-
ment les œuvres originales, et l'accusation d'insipidité,
de monotonie, de prolixité, portée tant de fois contre
les produits de l'imagination de nos pères, n'a eu sou-
vent pour cause que le peu de critique de ceux qui la
faisaient, inhabiles à distinguer le texte pur des gloses
qu'on y avait postérieurement ajoutées.
Huon de Bordeaux subit le sort de tous les poèmes
qui faisaient fortune : on l'allongea considérablement.
On lui fit d'abord, sous le nom de Roman d^Auberon,
une espèce de prologue où on prépare avec assez
d'habileté les événements et les personnages de l'œuvre
(1) On a prétendu, entre autres Keightley, que Huon était le même
personnage que Yon, roi de Bordeaux, qui figure dans les Quatre
fils Aimoîij et, sous le nom d'Ivone, dans Bojardo et les Cinqiie Canti
de l'Arioste. Rien ne confirme ce rapprochement.
88 ' POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
principale. On y raconte la naissance d'Auberon, fils
de Jules César (lequel avait pour mère Brunehaut, fille
de Judas Macchabée) et de Morgue la fée, sœur d'Ar-
thur. On y annonce l'arrivée de Huon, qui seul pourra
faire ravoir à Auberon le haubert que lui a ravi le
géant Orgueilleux; on y explique comment la cousine
de Huon, la fille de Guinemer de Saint-Omer, se trouve
aussi au pouvoir du géant (1). Les versions en prose
ont adopté une autre généalogie du roi de féerie, tout
en lui conservant Jules César pour père (2). Voici
comment elles font parler Auberon, racontant son his-
toire à Huon : « Julius César m'engendra en la dame
de l'Isle Celée, laquelle fut jadis fort aimée de Flori-
mont d'Albanie ; mais pour ce que Florimont, qui alors
estoit jeune, avoit une mère qui fîst tant qu'elle vit ma
mère et Florimont ensemble en un lieu solitaire sur la
marine ; dont, quant ma merc aperçut que la mère de
Florimont estoit venue, elle se départit, et délaissa a
grants pleurs et lamentations Florimont son ami,
qu^oncques depuis ne le vit, et s'en retourna en son
pays de l'Isle Celée, qui a présent se nomme Chifa-
lonie, ou elle se maria depuis, et eut un fils qui, en son
(1) Préface de Huon, p. xlyiii-li.
(2) Notez le rapprochement de Brunehaut, qui passe pour avoir
fait toutes les grandes routes du nord de la France, et de Jules
César, à qui on attribue nombre de routes romaines,
Qui les cemins fist faire et compasser.
HUON DE BORDEAUX. 89
temps après, fut roy d'Egipte, qui se nomma Nepta-
nebus, et fut celui qu'on dit qui engendra Alexandre
le Grant, etc. (1). » On peut choisir entre ces deux
filiations, qui sont toutes deux sans doute aussi « soli-
dement établies » que celle que je citais tout à l'heure
et qui fait descendre d'Auberon Charlemagne et
Louis XIV.
Je ne dirai que quelques mots des suites qu'on a
cousues au roman de Huon de Bordeaux^ et qui, mal-
heureusement pour le goût populaire, n'ont pas eu
moins de succès ni d'éditions en prose que l'œuvre ori-
ginale. Disons cependant que la première de ces suites,
où sont racontées les merveilleuses aventures de
voyage de Huon lui-même, n'est pas sans agrément ni
sans intérêt : plusieurs de ces aventures se retrouvent
dans les voyages de Sindbad le Marin, et sont plus
vieilles que le conte arabe. L'un des morceaux qui
viennent après n'est autre que la première moitié du
roman à^Aucasùn et Nicolette^ le plus délicieux bijou
que nous ait laissé le moyen âge, mais quantum muta-
tusab illoî On regrette de voir ainsi maltraité ce chef-
d'œuvre de grâce et de passion naïve (2).
(1) Notez dans ce passage l'allusion au roman de Vlorimont, com-
posé au XII*' siècle par Aimon de Varennes.
(2) Ce sont les amours de Florent d'Aragon et de Clarisse, fille de
Huon. Le roi Garin d'Aragon remplace le comte Garin de Beaucaire,
et le vicomte Pierre d'Aragon tient aussi la place du vicomte de
Beaucaire.
90 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Outre les suites proprement dites, notre roman
donna lieu à de nombreuses imitations. Le personnage
d'Auberon était surtout destiné à faire fortune, et en
effet le poète lui avait donné des traits assez sédui-
sants pour plaire à tous. Le roman d'Isaïe le Triste^
fils de Tristan du Léonois et de la blonde Iseut, Ta
employé avec un certain bonheur, mais en le dégui-
sant. Ce roman, écrit au xv*" siècle ou peut-être
au xiv% est un de ceux qui ont fait avec le
plus de charme et d'habileté usage de la mythologie
féerique qui s'était peu à peu formée des premières et
simples légendes de la Table Ronde. Le héros y est
constamment aidé et accompagné par un nain aussi
laid que possible, mais adroit et dévoué plus qu'on ne
saurait dire; il s'appelle Tronc, mais à la fm de l'ou-
vrage on apprend qu'il n'est autre qu'Auberon, con-
damné par une fée envieuse à revêtir pour un certain
temps cette hideuse forme, et qui reconquiert enfin sa
beauté merveilleuse et sa puissance surnaturelle (1).
Auberon n'est pas, du reste, le seul personnage de
notre poème qu'on en ait détaché pour le faire servir
ailleurs. Son fidèle serviteur Malabron, l'ami dévoué
(1) C'est une grande erreur que devoir, comme M. François-Victor
Hugo, la première mention d'Auberon dans Isaïe le Triste, bien
postérieur à Iluon de Bordeaux, auquel il fait allusion. Au reste,
comme l'a déjà dit M. Guessard, la note 6 de M. F. Hugo sur le
Songe d'une nuit d'été, dans sa traduction de Shakspeare, est pleine
d'erreurs.
HUON DE BORDEAUX. 91
de Huon, reparaît dans d'autres poèmes assez souvent
pour faire conjecturer que c'est un nom de lutin déjà
connu qu'a adopté la fantaisie de l'auteur de Huon (1).
Cependant il est bien probable qu'il faut voir une véri-
table imitation de ce dernier dans le roman de Gaii-
frey (2), où Malabron, qui n'est plus en rapport avec
Auberon, joue un rôle qui rappelle assez celui du
roi de féerie, et plus encore celui d'Elberich dans
Ortnit (3), à l'égard du géant Robastre. Ce poème a
trop peu d'intérêt pour que j'en donne une idée; je
dirai seulement que ce qui indique le plus clairement
l'imitation, c'est que Malabron, dans Gaitfrey, est
représenté, sinon comme un a luiton de mer », du
moins comme pouvant prendre la forme d'un poisson,
et qu'il transporte Robastre sur son dos et plonge pour
rechercher sa massue, exactement comme le Mala-
bron de Huon, transporte à deux reprises le héros
du poème, et plonge pour rechercher les joyaux d'Au-
beron.
(1) Voy. entre autres le roman en prose à'Oger le Danois et les
dernières branches qui concernent Renouart dans le cycle de Guil-
laume au court nez.
(2) Publié dans la même collection que Huon de Bordeaux. Voy.
la Préface, p. x.
(3) Ce rapprochement est des plus intéressants : Malabron est en
effet le père de Robastre et s'amuse à le terrasser en luttant avec
lui, exactement comme faitElberich avec Ortnit, dont il est le père.
Cet épisode nous conserve sans doute la forme la plus ancienne des
relations entre Auberon et Huon (voy. plus haut).
92 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Certains épisodes de Huon ont aussi passé dans
d'autres compositions: ainsi l'aventure du fils de Seguin
et de Chariot se retrouve à peu près textuellement dans
le roman de Mélushie, par Jehan d'Arras (1). Les objets
enchantés qu'Auberon donne à son protégé lui ont
aussi été empruntés pour d'autres récits, si toutefois
ils n'étaient pas déjà de droit commun; je rappellerai
seulement le joli conte du ménétrier dont le violon
ou du herger dont la flûte fait danser tous ceux qui
l'entendent, dans tant de contes de tout pays ; quant
au hanap, ses deux propriétés ont été séparées : entant
qu'inépuisable, il a fourni le sujet d'une foule de récils
enfantins, et a fini par voir réaliser ses prestiges dans
la fameuse bouteille de Robert-Houdin ; en tant qu'ac-
cessible seulement à certaines personnes, il a donné
comme dernière transformation un conte de La Fon-
taine (dont il a fait ensuite une comédie), la Coupe
enchantée^ de laquelle le vin s'enfuit, il est vrai, pour
une tout autre raison que pour un péché mortel du
buveur (2).
Mais le poème lui-même, dans son intégrité, a eu
un long et légitime succès. La version en prose, faite
au xv^ siècle, n'a cessé de se réimprimer depuis
(1) p. 87-90 de l'édition elzévirienne.
(2) [A vrai dire, le conte de la corne à boire ou de la coupe qui
sert à éprouver la vertu des femmes parait un thème originaire-
ment différent et plus ancien. S'il y a emprunt, il pourrait bien être
du fait de l'auteur de Huon.]
HUON DE BORDEAUX. 93
ce temps avec des altérations plus ou moins grandes,
et M. Guessard en a signalé une édition de 1860. On
découpa plus tard ce sujet en scènes, ni plus ni moins
qu'un moderne roman de cape et d'épée, et on jouait
avec succès en 1557 le Mystère de Eiion de Bordeaux.
En 1593, la troupe de Shakspeare représenta à Londres
une pièce anglaise sur le même sujet, faite probable-
ment d'après la traduction du roman français en prose
donnée vers le milieu du xvi^ siècle par lord Ber-
ners, et devenue rapidement très populaire. On sait le
rôle charmant que Shakspeare lui-même a fait jouer à
Oberon dans le Songe d'une nuit détè\ mais le carac-
tère qu'il a donné au roi de féerie, ainsi que son union
avec Titania, sont des inventions étrangères au person-
nage primitif : Shakspeare s'est inspiré de Spenser,
pour peindre les aériennes figures de ses génies, beau-
coup plus que de noire roman (1).
Au xviii' siècle, M. de Tressan donna de Huon de
Bordeaux^ d'après le texte en prose du xv' siècle, un
extrait où il eut le bon goût de ne comprendre que la
première partie [Bibliothèque des romans, avril 1778).
C'est d'après cet extrait, « aussi libre que gracieux »,
que Wieland composa son poème d' Oberon, la der-
nière transformation de notre chanson de geste.
(1) Spenser n'a fait que nommer Oberon ; mais c'est lui qui semble
avoir créé le personnage de Titania, qui chez lui est la seule reine
de l'empire féerique.
94 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN j^GE.
M. Saint-Marc Girardin a consacré à la compa-
raison de Huon de Bordeaux et d'Oberon un des plus
spirituels chapitres de son spirituel Cours de litté-
rature dramatique (J). Il n'hésite pas à préférer le
roman français, bien qu'il n'ait pu le connaître
qu'en prose, et à mettre Esclarmonde fort au-dessus
de Rezia. Sans discuter ici cette opinion, que je
partage du reste dans le fond, tout en l'appuyant sur
des motifs un peu différents, je trouve que M. Saint-
Marc Girardin a traité bien sévèrement le poème de
Wieland, qui est également dédaigné en Allemagne
plus qu'il ne le mérite (2), et qui est resté populaire
en Angleterre, grâce à la charmante traduction de
Sotheby (3). C'est sans contredit une fort agréable
lecture, et les additions que le poète allemand a faites à
son sujet ne sont pas toujours mauvaises : ainsi l'épi-
sode du séjour des deux amants dans l'île oii les a jetés
leur naufrage me paraît intéressant et gracieux, bien
que l'ermite qu'ils y rencontrent ait un peu trop lu
Jean-Jacques Rousseau. Wieland a porté là à sa per-
fection le style aisé et pur qui le distingue ; il a tiré, en
somme, un heureux parti de son sujet, et on ne peut
guère lui reprocher que d'avoir traité ce sujet-là; car
(1)T. m, p. 235.
(2) [Si cela était vrai en 1861, cela a cessé de Têtre aujourd'hui].
(3) C'est d'après cette traduction qu'a été fait le libretto, originai-
rement anglais, de VOberon de Weber.
HUON DE BORDEAUX. 95
les qualités qu'il lui a fait perdre et que regrette
M. Saint-Marc Girardin, la naïveté, la candeur, Viticon-
science (qu'on me passe le mot) de l'auteur et des per-
sonnages, ces qualités ne pouvaient se retrouver dans
l'œuvre d'un poète du xviif siècle : elles appartiennent
exclusivement au premier âge des littératures. La
question serait donc de savoir s'il est bon en général
d'imiter et de chercher à rajeunir les anciens sujets, et
si en particulier les traditions poétiques du moyen âge
contiennent une matière épique qu'il soit encore pos-
sible d'exploiter.
Pour être convenablement résolue, cette question
demanderait à être traitée à part et exigerait des déve-
loppements que je ne puis lui donner ici. Il est temps
de clore cette étude, qui peut-être a semblé trop longue
et qui est cependant bien incomplète encore. Je me suis
un peu étendu sur les sources du poème, parce que
le sujet n'avait été qu'effleuré par les savants éditeurs
de Huon de Bordeaux; j'ai fait plus rapidement
l'histoire des imitations et modifications de l'œuvre
du xii^ siècle, parce que leur préface contient là-
dessus de longs et curieux détails. Je terminerai en
exprimant le vœu que la grande œuvre entreprise par
M. Guessard puisse être menée à bonne fin; tous les
amis de notre ancienne littérature le souhaitaient déjà
vivement avant qu'elle eût reçu un commencement
d'exécution ; ils ne peuvent que le désirer plus encore^
96 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGfî:.
à présent que cinq volumes parus ont pu les convaincre
du soin, de l'intelligence et de la conscience apportés
à l'exécution de cette tâche, laborieuse à la vérité,
mais utile, et qui n'est ni sans agrément ni sans
gloire (1).
(1) [La collection dont il s'agit n'a pas été poussée plus loin que le
X*^ volume ; mais on sait que depuis, en France et en Allemagne,
on a remis au jour un grand nombre de nos anciennes chansons
de geste.]
Note ADDITIONNELLE. — Depuis que cet article a été écrit, en 1861,
il a été fait d'importantes recherches sur l'œuvre qui en est le sujet.
On a trouvé la trace d'un poème plus ancien sur Huonde Bordeaux,
dans lequel il tuait, non le fils de l'empereur, mais un simple
comte, et était de ce fait obligé de s'enfuir en Italie, où il avait des
aventures tout autres, et beaucoup moins merveilleuses, que celles
que raconte notre chanson. D'autre part, M. Longnon a prouvé que
le meurtre de Chariot avait pour origine le meurtre de Charles, fils
de Charles le Chauve, accompli dans des circonstances presque
pareilles par un certain Aubouin, qui prit, comme Huon, le chemin
de l'exil. La partie historique du sujet, que j'ai à peu près laissée
de côté, aurait donc pu être traitée d'une façon très intéressante.
— Mon opinion sur les rapports d'Auberon avec Alberich et Albérica
été généralement acceptée. Ne voulant pas entrer dans les détails,
je renvoie à un article du cahier d'avril 1900 de la Romania. — On
me permettra de rappeler que je viens de publier, à la librairie
Didot, une traduction de Huon de Bordeaux destinée à la jeunesse,
et accompagnée de belles illustrations d'Orazi. La préface contient
une appréciation littéraire du poème.
AUGASSIN ET NIGOLETTE
Malgré les efforts et les protestations d'une érudition
souvent plus enthousiaste que critique, la poésie du
moyen âge, prise dans son ensemble, reste inconnue
au public même lettré. Le goût de notre temps pour
l'histoire a remis en faveur ceux de nos anciens chro-
niqueurs qui sont les témoins sincères de grands évé-
nements; mais ni le caractère national de l'épopée, ni
l'importance de la chanson d'amour dans l'histoire de
la httérature européenne, ni la galanterie aventureuse
du romanbreton ,ni même la joyeusetépiquante du conte
n'ont pu déterminer dans la masse des lecteurs assez
de curiosité pour leur faire aborder, je ne dis pas les
textes, mais les traductions ou les arrangements qu'on
a faits exprès pour eux. Un seulde nos anciens poèmes,
la Chanson de Roland^ grâce à sa valeur tout à fait
exceptionnelle et au zèle passionné de son dernier édi-
teur, a su rompre le charme, et se faire connaître au
moins de nom à tous et de fait à un grand nombre.
98 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Celle indifférence ne résistera pas sans doute indéfi-
niment aux assauts qui lui sont livrés. Elle est, il faut
le dire, expliquée par bien des causes, et jusqu'à un
certain point justifiée par quelques-unes. Elle ii'en est
pas moins excessive et peu honorable pour le public,
qui, trop porté à ne rechercher dans ses lectures que
le plaisir facile, dédaigne non seulement l'instruc-
tion qu'il trouverait abondamment dans l'ancienne
littérature de la France, mais même les jouissances
réelles qu'il en tirerait après quelque étude. S'il est
une production de l'art de nos pères qui mérite de faire
exception à la règle et qui ait le droit de devenir véri-
tablement populaire, c'est assurément celle qui fait
l'objet de cette étude.
Le petit roman d'Aucassin et Nicolette a de bonne
heure attiré l'attention des littérateurs. La passion
jeune et fraîche qui en est l'âme, la forme originale du
récit, la vive allure du style, frappèrent les premiers
qui le lurent dans l'unique manuscrit qui nous l'ait
conservé. Quand on songe à combien de chances
de deslruction ce volume, écrit à la fin du xiii' siècle,
a été exposé depuis lors, on bénit le hasard qui nous
permet de jouir encore du a doux chant » et du « beau
dit » qui ont charmé nos pères. Si le manuscrit fran-
çais 2168 de la Bibliothèque Nationale n'avait pas eu
un bonheur qui n'a pas été donné à bien d'autres livres
plus beaux et plus faits pour être préservés, nous ne
AUCASSIN ET NICOLETTE. 99
nous douterions pas de Texistence d'Aiicassin et Nico-
lette ; car aucun texte ancien n'en fait mention, et nulle
autre production de notre ancienne poésie ne saurait
nous en donner une idée. La plate imitation qu'en a
faite l'auteur d'une des suites de Huon de Bordeaux (1)
nous aurait fourni quelques-uns des faits du roman;
mais, ainsi détachés de l'ensemble, ils n'auraient aucu-
nement attiré notre attention, et d'ailleurs ils ont perdu
presque tout leur attrait en perdant leur forme pre-
mière.
Cette forme est digne d'attention à tous les points de
vue. L'auteur à'Aucassiii a donné lui-même à son
œuvre le nom de chantefable, qui ne se retrouve nulle
part dans la littérature française (2), et qui ne peut
s'appliquer à aucune autre composition qu'à la nôtre.
Il désigne en effet ce mélange de prose et de vers, de
morceaux où Ton chante et de morceaux oii l'on dit et
conte et fable qui caractérise notre seul roman. L'exis-
tence même de ce nom, que l'auteur n'a pas dû
fabriquer, implique celle de tout un genre, dont cet
échantillon nous est seul parvenu. Les chantefables se
débitaient en public, et étaient vraisemblablement
exécutées par plusieurs personnes : c'est au moins ce
(1) [Voy. ci-dessus, p. 89. Elle a été imprimée par M. Schweigel,
Marbourg, 1896.]
(2) L'italien a canta/'afo/a, dans un sens il est vrai, assez différent;
mais il est possible qu'autrefois ce mot ait désigné la même chose
que le mot français.
100 POÈMES ET LÉPxENDES DU MOYE?i AGE.
qui semble résulter pour la nôtre de l'emploi du pluriel
en tête des morceaux de prose : Or client et content et
fablent. Mais il est clair qu'au besoin un seul « jon-
gleur » pouvait se charger et de réciter la prose et de
chanter les vers. Ceux-ci étaient chantés avec l'accom-
pagnement de la vielle ou grand violon, comme les vers
des chansons de geste. Ils se groupent comme eux en
laisses ou séries plus ou moins longues sur la même
rime ou assonance (1). Dans notre poème, c'est l'asso-
nance qui est employée, ce qui lui assure une assez
haute antiquité et ne permet guère en tous cas de le
faire descendre plus bas que la fin du xif siècle. Les
assonances, seuls témoins irréfragables de la pronon-
ciation du poète, — car les copistes successifs ont pu
modifier gravement les autres parties de l'ouvrage, —
nous engagent, par le tableau des sons qu'elles nous
présentent, à remonter sans doute un peu plus haut,
et permettent de regarder le poète comme un contem-
porain de Lous VII plutôt que de Philippe II.
La forme de ces laisses monorimes n'est pas com-
mune. Ce sont les seules que nous connaissions, dans
toute notre ancienne poésie, dont les vers ne comptent
que sept syllabes : ce rythme léger et un peu haletant
ne laisse pas de place aux formules banales qui enva-
hissent si facilement les vers de dix ou douze syllabes
(1) On sait que l'assonance ne porte que sur la voyelle tonique,
tandis que la rime comprend les consonnes qui la suivent.
AUCASSIN ET MCOLETTE. 101
alignés en longues files, et se prêle à merveille aux
vives peintures ou aux monologues passionnés. La laisse
se termine par un vers de qualre syllabes, dépourvu
-de rime, à finale toujours féminine : un petit vers ana-
logue, termine les laisses d'un certain nombre de nos
anciennes chansons épiques ; mais il a six syllabes, ce
qui se comprend, puisqu'il vient à la suite de décasylla-
bes ou d'alexandrins. Au reste, la fonction de ce vers
c( orphelin » est la même dans les deux cas : elle est toute
musicale ; il s'agit de terminer par une chute bien mar-
quée la série des vers chantés sur la même mélodie.
Le manuscrit nous a conservé la notation musicale
des deux premiers vers de chaque laisse ainsi que du
petit vers qui la termine. Cette particularité est pré-
cieuse parce qu'elle nous fournit quelque lumière sur
la musique ou plutôt la mélopée qui accompagnait les
chansons de geste, dont aucun manuscrit n'est, comme
le noire, accompagné de notes. Le chant ainsi noté
nous semble d'ailleurs n'avoir rien de particulièrement
« doux», ni même rien qui le distingue de la simplicité
monotone où nous paraissent enveloppés tous les
chants de la même époque. Nos pères y distinguaient
certainement des nuances que, plus exercés, nous
arriverons peut-être un jour à sentir.
Cette musique, notre auteur l'avait sans doute com-
posée lui-même comme il avait fait les vers et la prose
de la chantefable. Il est même probable qu'il l'exécu-
102 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYExN AGE.
lait aussi, soit qu'il fût seul, soit qu'il fût accompagné
de sa femme, comme le jongleur qui nous parle si
naïvement dans le plus ancien manuscrit de Huon
de Bordeaux. Il nous a dépeint son attirail en nous
représentant Nicolette qui s'habille en ménestrel.
11 s'en allait sans doute de même vielant par le pais et
demandant aux châteaux et aux bonnes villes de payer
courtoisement le plaisir qu'il leur apportait.
On a hésité sur la patrie qu'il y a le plus de vraisem-
blance à assigner à notre poète. Le manuscrit est rempli
de formes artésiennes (mêlées à des formes « fran-
ciennes » plus rares), mais cela ne prouve rien, puisque
nous ne savons pas par quelles mains l'ouvrage apassé ;
certains traits des assonances semblent indiquer l'est du
domaine de la langue d'oïl; l'allure précise et la grâce
sautillante du style font penser à ces charmants récits
historiques, postérieurs d'un demi-siècle au moins,
qu'on attribue à un ménestrel de Reims. Les plus
grandes chances sont toutefois pour l'Artois, probable-
ment pour Arras même, où il y avait une vie poétique si
intense, et où Jean Bodel et Adam de la Halle compo-
saient, au xiif siècle, des œuvres dont quelques-unes
ne sont pas sans analogie avec la nôtre.
Pourquoi la scène est-elle en Provence, et non dans
la France du nord? Uniquement sans doute à cause de
l'éloignementmême, et pour avoir déprime abord un
point de départ un peu exotique avant de s'embarquer
AUCASSIN ET NICOLETTE. 103
pour les pays aventureux de Torelore et de Garthage.
L'auteur savait d'ailleurs fort peu de chose de ce pays
011 il place ses héros. Il élabht de sa propre autorité
Garin et Aucassin comtes de Beaucaire, qui n'a jamais
été un comté; il met aux portes de Beaucaire une
grande forêt de neuf cents lieues carrées, où rôdent
les Hons à côté des sangliers ; le château de Beau-
caire est d'ailleurs sur le bord de la mer, et les
gens du pays pratiquent le métier jadis commun de
pilleurs d'épaves ; c'en est assez pour nous prouver
que ce roman, d'une forme si française, n'est pas,
ainsi qu'on l'a supposé, une traduction du provençal,
et même pour enlever toute vraisemblance à l'idée que
l'auteur eût visité lui-même la Provence et en ait fixé
le souvenir dans son récit. Mais ce récit^ où l'a-t-il
pris? C'est ce qu'il faut toujours se demander pour les
conteurs du moyen âge, qui n'inventent guère de toutes
pièces. On est tenté d'y voir un des exemples de la
pénétration en Occident, à cette époque, des fictions
des romanciers grecs. Une princesse enlevée par des
pirates, amenée à la cour d'un roi ou d'un prince loin-
tain, inspirant au fils de ce roi une passion ardente,
chassée par le roi qui persuade à son fils qu'elle est
morte, mais suivie, rejointe, reperdue par lui, et arri-
vant enfin, après mille traverses, à retrouver sa famille
illustre et à partager le trône avec son amant, c'est
bien là un cadre de roman byzantin. Mais c'est aussi
104 P0Ê3IES ET LÉ&ENDES DU MOYEN AGE.
le cadre de nombreuses fîclions, nées dans un Orient
plus éloigné, qui avaient du reste déjà fourni leurs
premiers thèmes aux romanciers grecs, et qui
paraissent avoir, de bien loin, transmis le nôtre à
notre conteur.
On a remarqué il y a longtemps que ce cadre est à
peu près le même que celui du poème français de
Floire et Blanchefleiu\ dont nous possédons deux
rédactions du xn^ siècle. En effet, Floire et Blanche-
fleur d'un côté, Aucassin et Nicolette de l'autre, sont
sans doute les représentants du même couple amou-
reux, qui a changé de noms dans son long voyage . Je ne
sais où notre poète a pris ceux qu'il donne à ses héros :
celui de Nicolette est grec d'origine, et, grâce à saint
Nicolas, qui marie les filles, était de bonne heure
devenu famiher en France; mais Aucassin'^ Nous ne
trouvons ce nom nulle part, et nous n'en découvrons pas
l'origine (1). Quoi qu'il en soit du modèle premier de
notre chantefable, elle n'en a gardé que peu de chose.
J 'ai presque tout indiqué en en traçant le cadre général .
Ce cadre même était sans doute arrivé incomplet au
conteur français; il l'a rempli à sa façon, et il n'a pas
fait preuve d'une invention heureuse ou féconde. Les
(l)[0n areconnu avec grande vraisemblance dans Aucassin\Q nom
arabe Alkaçin, fréquent notamment en Espagne, et cela induit à
penser que le fonds de notre roman, comme deF/oire et Blanchefleur ,
nous est venu des Arabes d'Espagne.]
AUCASSIN ET NICOLETTE. 105
aventures de nos amoureux, une fois qu'ils ont quitté
leur pays, sont si plates et insignifiantes que plus d'un
traducteur les a supprimées. Le dénouement est assez
agréable, bien que raconté, comme toute la seconde
partie du roman, avec une précipitation visible; mais
il ne vient ni de la source orientale ni de l'imagination
de l'auteur : il est emprunté au beau poème de Bovon
crBanstone, oii Josiane s'habille en jo7igleresse et
retrouve aussi son amant en lui chantant ses propres
aventures. Toute la fin, à part ce morceau, est si
hâtive, si peu intéressante, si dissemblable de la pre-
mière partie, qu'on serait tenté de se demander si elle
n'est pas d'une autre main; les vers aussi sont secs et
sans charme. C'est cependant fort peu probable :
l'auteur s'est dépêché d'en finir, parce qu'il avait sans
doute oubhé la fin de l'histoire (elle est bien différente
dans Floire et Blanche fleur), et surtout peut-être parce
qu'elle ne l'amusait plus. Son talent particuher était
dépeindre des détails à la fois réels et pittoresques, de
rendre les élans primesautiers du sentiment dans des
cœurs jeunes et naïfs, de noter le rythme et le ton de
l'entretien familier. Les aventures extraordinaires, les
grands combats, les lointains voyages n'étaient pas son
fait. Il en trouvait dans sa « matière », et c'était le goût
de son temps; mais il a traité, même dans le commen-
cement de son ouvrage, cette partie du sujet avec une
visible négligence.
106 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
En revanche, il a exécuté les parlies qui lui plaisaient
avec un art dont le fini étonne dans sa naïveté. On ne
trouve guère dans la littérature du moyen âge, si
féconde en banales descriptions, des impressions ren-
dues avec autant de charme et de vérité : la douce
nuit de mai par laquelle Nicolette quitte sa prison,
l'ombre de la vieille tour oii elle se blottit pendant
qu'arrive, le long de la rue éclairée par la lune, la
troupe des hommes armés, portant leurs glaives nus
sous leurs manteaux; la « loge » fleurie que Nico-
lette construit a de ses blanches mains )> et à
travers laquelle Aucassin regarde les étoiles, forment
des tableaux pleins d'une charmante poésie. Quoi
de plus fin, d'autre part, de plus élégant que la pein-
ture de Nicolette s'avançant dans le jardin, relevant
sa robe pour la rosée? quoi de plus brillant que son
apparition subite aux bergers, qui illumine tout le
bois? quoi de plus charmant que la fuite des deux
amoureux, quand Aucassin, ayant a entre ses bras ses
amours, devant lui sur son arçon » , chevauche si insou-
cieux à travers le vaste monde? Tout cela est non
seulement vu, mais senti et rendu par un véritable
artiste.
Avec ce sentiment vif et profond des beautés natu-
relles, l'auteur avait un œil et une oreille singulière-
ment aptes à saisir la réalité familière et populaire.
Le bon cœur de la « guette » de la tour, la gaieté des
AUCASSIN ET NICOLETTE. 107
bergers mangeant leur pain sur l'herbe, leur gaucherie,
la grosse malice de celui qui est plus « emparlé » que les
autres, sont touchés avec une vérité pleine de finesse.
Le discours du bouvier est fort remarquable : aux
malheurs plus ou moins imaginaires de son héros,
Fauteur oppose tout à coup la vraie souffrance, la dure
condition des misérables, leur résignation presque stu-
pide, mais qui doit donner à réfléchir aux puissants.
Le bouvier ne peut comprendre qu'Aucassin pleure,
puisqu'il est riche : n'est-ce pas encore ainsi que pen-
sent les gens du peuple? Le trait de la vieille mère de
■'>ce rustre, pour laquelle il a une tendresse si vraie, va
droit au cœur, et c'est chose rare dans la littérature
de ce temps-là, qui échappe si difficilement au cadre
d'un petit nombre de sentiments toujours les mêmes,
souvent faux ou au moins convenus.
Les dialogues sont des chefs-d'œuvre à la fois, si on
peut le dire, de naturel et de convention. Certaines
formules qui y reviennent sans cesse, quand l'occasion
s'en présente, leur donnent quelque chose d'antique
et presque d'homérique; d'autre part, pour la préci-
sion, la grâce et la vivacité des tournures, ils nous
offrent assurément la fleur de la langue parlée au
temps d'Aliénor de Poitiers. C'a été, à toutes les épo-
ques oii notre littérature a jeté de l'éclat, son triomphe
particulier que le dialogue simple, spirituel, légère-
ment ému, souple, ironique ou passionné : je ne crains
108 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
pas de dire que les meilleures pages que le français
moderne a produites en ce genre ne l'emportent pas
sur les bons morceaux de notre vieille chantefable.
11 faut dire enfin ce qui fait avant tout l'attrait et le
mérite de ce petit roman : la peinture naïve et ardente
de l'amour jeune, innocent parce qu'il ne sépare pas le
désir de la tendresse, au-dessus de toutes les considé-
rations parce qu'il se croît éternel, enfantin, passionné,
absurde et divin. On a dit non sans raison que l'auteur
semblait parfois se moquer de son héros ; mais il s'en
moque comme tel personnage de Molière se moque des
transports qu'il n'en a pas moins ressentis ou qu'il
voudrait ressentir encore. Il avait certainement
connu les mouvements divers, les bonds imprévus,
les enfantillages, les rêveries, les désespoirs et les
ivresses de l'amour qu'il a, d'un trait sûr et délicat, si
naïvement exprimé. Il se disait bien que c'était là une
folie, mais il né voyait rien de sensé qui la valût; il se
complaisait à retracer ces émotions enchanteresses,
bien qu'il sourît parfois lui-même de leur exagération.
Il pouvait dire sans doute, comme un aimable poète,
qui chantait peu d'années après lui :
Apris ai d'amours trestot mon aag-e :
Or en sui plus fous qu'au comencement;
Mais je me porpens qu'il n'en est nul sage,
Ja tant n'en ara apris longement.
AUCASSIN ET jNICOLETTE. 109
Le morceau le plus achevé, à mon sens, dans ce genre,
est l'entretien des deux amoureux quand Nicolette s'est
arpprochée du souterrain où elle a entendu Aucassin
gémir. Il est captif, elle est fugitive ; ils vont se séparer
peut-être pour toujours; ils s'aiment à donner leur vie
l'un pour l'autre ; il semble qu'ils aient à se dire mille
choses d'une importance capitale, et cependant les
voilà, elle appuyée sur sou pilier, lui dans le fond de
sa prison, qui se disputent délicieusement pour savoir
lequel des deux aime mieux l'autre. Cela ne rappelle-
t-il pas cette admirable scène de Tartufe^ que Dorine
clôt en s'écriant :
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous?
Les amoureux du xif siècle et ceux du xvif ne parlent
pas le même langage, mais ils disent bien les mêmes
choses.
L'excès de l'amour d'Aucassin ne l'amène pas seule-
ment à négliger ses devoirs de chevalier, à braver son
père, et plus lard à quitter pour une vie d'aventure son
haut rang dans la société : il le pousse à briser même
le joug que la religion, au moyen âge, imposait, sinon
aux actions, du moins aux pensées. 11 n'y a rien dans
toute la littérature de cette époque qui ressemble à
l'étonnant morceau où le fils du comte de Beaucaire,
exaspéré par la disparition de son amie, rejette les
espérances du paradis et les craintes de l'enfer, et
410 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
s'écrie, comme celte grande dame du xYiif siècle, qu'il
doit y avoir bien meilleure compagnie dans le second
que dans le premier de ces séjours. Notre auteur a ici
donné carrière à sa verve : il devait suffire à Aucassin
de dire qu'il ne se souciait pas du paradis sans Nico-
lette et que l'enfer lui plairait avec elle (d'autres l'ont
dit même au moyen âge) ; le reste est delà broderie du
conteur, qui a profité de cette occasion pour exhaler
des sentiments qu'il n'aurait pas osé exprimer en son
nom. On reconnaît dans cet étrange dithyrambe la haine
desjongleurs, desharpeurs, de ceux qui vivaient desfêtes
et des tournois, qui exploitaient les goûts de plaisir et
souvent les vices des « beaux ducs », des « beaux che-
valiers » et des « belles dames courtoises » , contre ces
« vieux prêtres » moroses qui prêchaient sans cesse
l'abstinence, le jeûne et l'aumône, et faisaient mainte
fois congédier toute la bande joyeuse et affamée des
ménestrels. Il ne faudrait pas prendre cette invective
à la lettre: c'est une boutade sans conséquence; notre
auteur ne se serait pas résigné si aisément, au fait et
au prendre, à la damnation éternelle : il parle ailleurs
de « Dieu qui aime ceux qui s'aiment, » et il comptait
sans doute sur l'indulgence de ce Dieu-là.
Le style d' Aucassin et JSicolelte offre un excellent
spécimen de ce que la langue française, bien maniée,
pouvait être au xii' siècle. 11 s'en faut que tous nos
anciens prosateurs écrivent aussi bien. Qu'on lise les
AUCASSIN ET NICOLETTE. 111
autres contes qui figurent wvec Aiicassin dans le même
volume de la bibliothèque elzévirienne : on verra bien
la différence. Ici la phrase n est pas traînante, ni
embarrassée de mots inutiles, ni empêtrée dans des
constructions mal suivies : tout est vif, précis et clair.
Ce qu'il faut surtout remarquer, c'est le rythme qui
anime et scande perpétuellement le discours. Cette
prose a été faite pour être récitée, presque jouée,
et non pour être froidement lue ; c'est ce qui lui a
donné ses rares qualités. Aussi en retrouvons-nous
d'analogues dans des écrits en prose ayant la même
destination, comme les récits du ménestrel de Reims,
ou le dit de VHerberie de Rustebeuf. On verra, en la
lisant, si l'on a le droit de dire que notre ancienne
langue était barbare, confuse et gauche. Les temps
modernes n'ont rien produit de meilleur : Voltaire ou
Musset auraient envié cette grâce dégagée et cette
allure à la fois négligée, sûre et rapide.
On peut donc recommander la lecture d'^e^cfi^^^i/z e/
Nicolette à ceux qui doutent que notre vieille littéra-
ture ait produit de véritables œuvres d'art et des
œuvres qui puissent encore émouvoir et charmer. Si
la Chanson de Roland nous fait l'effet d'un grand bas-
relief aux figures imposantes, mais raides et un peu
farouches, la chantefable diAucassin ressemble à un
de ces délicats ivoires où, dans des rinceaux curieuse-
ment fouillés, des figurines gracieuses se regardent,
il2 POÈMES ET LÉGENDE& DU MOYEN AGE.
et se sourient avec des gestes à la fois vrais et légè-
rement maniérés. L'une et l'autre ont droit de figurer
dans notre grand musée national, objets non seulement
de curiosité pour l'archéologue, mais d'admiration
pour l'artiste et de jouissance pour le spectateur.
Note ADDITIONNELLE. — CeUe étude a été écrite pour servir de pré-
face à la traduction de Bida, publiée en 1878 à la librairie Hachette
avec des eaux-fortes du même et un texte que j'avais revu ; ce
volume est aujourd'hui introuvable. J'en ai retranché, en la
revoyant, ce qui concernait la traduction ; mais l'étude elle-même
a un peu trop conservé le caractère d'une préface, en ce qu'elle sup-
pose toujours que le lecteur a sous les yeux le texte dont il s'agit.
Pour lui permettre de s'y reporter et de connaître complètement
le petit chef-d'œuvre dont je ne donne dans ces pages qu'une idée
superficielle, j'indiquerai ici les plus importants des nombreux tra-
vaux dont il a été l'objet dans ces dernières années, malheureuse-
ment à l'étranger et non en France. M. Hermann Suchier a donné,
en 1878, juste en même temps que moi, une édition du texte, destinée
aux étudiants, accompagnée d'une excellente introduction philo-
logique et d'un glossaire complet. Cette édition a obtenu le succès
qu'elle méritait; elle a eu trois réimpressions, toujours améliorées.
M. Hugo Brunner a eu le mérite de rapprocher le nom d'Aucassin
de l'arabe Alkaçin et a présenté sur l'œuvre elle-même d'intéres-
santes observations. D'autre part, un savant anglais, M. Bourdillon,
a publié en 1896, à Oxford (Clarendon Press), une reproduction du
manuscrit unique en héliotypie, avec une « translittération » qui
permet à chacun de le lire, et en 1898 (Londres, Macmillan) une
édition accompagnée d'une longue introduction, de précieux com-
mentaires et d'une traduction aussi élégante que fidèle. Une autre
traduction anglaise a été donnée par le célèbre critique Andrew
Lang. n faut aussi signaler la traduction allemande que le poète et
philologue allemand, W. Hertz, a insérée dans son exquis Spiel-
mannsbuch (Stuttgart, 1900), et à laquelle il a joint de précieuses
notes. L'édition de M. Bourdillon donne une excellente bibliographie
du sujet jusqu'en 1897 ; pour la compléter, je me permets de ren-
Toyer à mon compte rendu de la 4^ édition de M. Suchier (Paderborn,
Schôningh, 1899) dans la Romania d'avril 1900.
TRISTAN ET ISEUT
Iseut ma drue, Iseut m 'amie,
En vous ma mort, en vous ma vie !
Le résumé qu'on va lire de la légende de Tristan
et d'Iseut n'a pour but que de faciliter l'intelligence
de l'étude qui le suit. On voudra bien en excuser la
brièveté et la sécheresse : c'est le squelette décharné
d'un corps plein de jeunesse et de vie.
Tristan de Léonois — fils delà sœur de Marc, roi de la
Cornouailles insulaire — orphelin dès l'enfance et élevé
par son oncle, défie et tue le Morhout d'Irlande, qui
était venu, comme chaque année, réclamer de la Cor-
nouailles un tribut de jeunes garçons et de jeunes
filles. Blessé par le fer empoisonné de son adversaire,
Tristan arrive^ inconnu, à Dublin, chez la reine d'Ir-
lande, sœur du Morhout, qui seule peut guérir les
plaies faites par le glaive de son frère, et qui le guérit.
Tristan revient plus tard à Dublin, sous un nouveau
déguisement : il est chargé par son oncle de lui ra-
mener la fille du roi, Iseut la blonde. Il trouve le
8
114 POÈMES ET LÉGENDES DU 3I0YEN ÂGE.
pays en proie aux ravages d'un serpent monstreux :
le roi a promis sa fille à qui pourrait le mettre à mort.
Tristan le tue, et lui coupe la langue ; mais, atteint par
le venin du monstre, il tombe évanoui, et, pendant ce
temps, un autre coupe la tête du serpent, et, se pré-
tendant le vainqueur, réclame la récompense promise.
Tristan est relevé par Iseut, qui ne le connaît pas :
elle le soigne et le guérit. Un jour qu'il est dans le
bain qu'elle lui a préparé, elle trouve son épée et y
voit la brèche laissée par le morceau qui s'est brisé
dans la tête du Morhout et qu'elle a gardé : elle re-
connaît le meurtrier de son oncle et, saisissant la
grande épée, s'apprête à le frapper dans son bain :
mais il la désarme par ses douces paroles. Il confond
l'imposteur en montrant la langue du serpent, et
demande la main d'Iseut pour son oncle. On la lui
donne, et la paix est ainsi scellée entre la Cornouailles
et l'Irlande.
Au moment du départ, la mère d'Iseut remet à
Brangien, suivante de celle-ci, un flacon rempli
d'un breuvage magique qu'Iseut devra partager avec
son mari le premier soir. Dans la traversée, par suite
d'une erreur, Tristan vide le flacon avec Iseut, et dès
ors ils sont liés par une passion que rien ne pourra
éteindre : Iseut est à Tristan avant même d'être à son
époux.
Des péripéties diverses de joie et de douleur rem-
TRISTAN ET ISEUT. 115
plissent leur vie pendant des années : inventant sans
cesse des moyens de tromper la surveillance et de
dérouter les souçons, trahis plus d'une fois, échappant
plus d'une fois, ils sont enfin surpris ; et, bannis par
Marc, ils se réfugient dans la grande forêt du Morois,
où longtemps ils mènent une vie heureuse et sauvage,
qu'alimente la chasse de Tristan. Le roi les trouve
un jour dormant l'un près de l'autre; il pourrait les
tuer, mais son cœur s'ouvre à la pitié : il leur par-
donne et il les rappelle (1). Mais ils sont de nouveau
surpris, et Tristan, pour sauver Iseut, quitte la Gor-
nouailles. Plus d'une fois, sous un déguisement ou
sous un autre, il trouve moyen d'y revenir et de
revoir celle qu'il aime.
Mais la vie qu'il mène, habituellement séparé d'Iseut,
lui est à charge. Il essaie d'échapper à son tourment
en formant de nouveaux liens : il épouse, dans la
Petite-Bretagne, une autre Iseut, Iseut « aux blanches
mains » ; mais, le soir des noces, l'anneau que lui
avait donné Iseut la blonde frappe ses yeux, et il ne
peut se résoudre à être vraiment le mari de sa femme.
(1) Dans la version « française » (voy. plus loin) l'effet du breu-
vage d'amour est restreint à trois ou quatre ans, et les amants
renoncent d'eux-mêmes à leur vie sauvage. L'autre version est cer-
tainement plus ancienne et plus authentique. Toutes les versions
ont d'ailleurs en commun le trait charmant de Marc trouvant les
amants endormis et cachant avec son gant le rayon de soleil qui, à
travers les branches des arbres ou une fente de la grotte, vient
toucher le visage d'Iseut.
116 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Un jour, Tristan se laisse entraîner par Kalierdin,
son beau-frère, dans une expédition où il s'agit d'en-
lever une femme aimée par celui-ci et mariée à un
nain qui l'enferme dans un séjour inaccessible ; il est
blessé d'une arme envenimée : il sait que seule Iseut
de Cornouailles pourrait le guérir. Il envoie un mes-
sager fidèle lui demander d'abandonner'son mari et
sa royauté et de venir le sauver : si le vaisseau la
ramène, il arborera une voile blanche ; dans le cas
contraire, une voile noire. Au dernier jour du terme
rixé, le vaisseau revient ; il porte une voile blanche :
Iseut a. tout quitté pour son ami. Mais la femme de
Tristan, ou par méprise ou exprès (les versions va-
rient), lui dit que la voile est noire. Tristan, qui avait
« retenu sa vie » jusque-là, se tourne vers la muraille
et meurt. Iseut arrive, se couche sur son corps, l'em-
brasse et meurt aussi. Le roi Marc, ayant appris la
cause de leur passion, de leurs fautes et de leurs
malheurs, leur pardonne et honore leur mémoire.
Tels sont les faits communs à peu près à toutes les
versions qui nous sont parvenues,— entières, fragmen-
taires ou par simples allusions, — des aventures de
Tristan et d'Iseut. Ce sont aussi les faits qui forment,
avec quelques modifications, le sujet du poème dra-
matique de Wagner. Les récits qui les développent
présentent de nombreuses variantes; presque tous
sont empreints d'une poésie qui, dès le moyen âge, leur
TRISTAN ET ISEUT. 117
a valu une célébrité et une diffusion exceptionnelles, et
clontle charme n'est pas effacé. Les versions anciennes
sont toutes en vers français et remontent au xif siè-
cle; mais les récits qu'elles contiennent ne rappellent,
ni par leur caractère, ni par leur inspiration, ceux
des chansons de geste, des petites pièces lyrico-épi-
ques, des romans imités de l'antiquité ou des contes
à rire, qui formaient le répertoire ancien de la poésie
profane en France. Ils ne sont pas sortis de l'imagi-
nation française; ils ont une origine étrangère, et les
poètes français n'ont fait que les adapter et les trans-
mettre. C'est grâce aux poètes français que cette helle
légende, qui aurait péri sans presque laisser de
traces, a pris une vie nouvelle qui n'est pas encore
épuisée; mais c'est à la race celtique que revient
l'honneur de l'avoir créée. Dans le concert à mille
voix de la poésie des races humaines, c'est la harpe
bretonne qui donne la note pasionnée de l'amour
illégitime et fatal, et cette note se propage de siècle
en siècle, enchantant et troublant les cœurs des
hommes de sa vibration profonde et mélancolique (1).
(1) On me permeUra de donner ici l'indication des travaux publiés
dans les dernières années où Ton pourra trouver des renseignements
plus complets sur le sujet de cet essai : ce sont d'abord les articles
de MM. Bédier, Lutoslawski, Sudre, Morf, Sœderhjelm et surtout
de M. E. Muret, publiés dans les tomes XV, XVI et XVII de la
Romania (Paris, 1886-1888), puis : Golther, Die Sage von Tristan uncl
Isolde (Munich, 1887) ; Novati, Un nuovo ecl un vecchio frammento del
Tristan di Tommaso (Roma, 1887) ; Zimmer, lur Namenforschung in
dl8 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
LA LÉGENDE CELTIQUE.
Il n'y a pas d'histoire plus obscure que celle des
Celtes insulaires, depuis le départ des légions romaines
et l'invasion des Germains en Grande-Bretagne. Des
lu Ites ardenteset continues entre Bretons et Pietés, Bre-
tonsetGaëlsd'IrlandeetdeCalédonie, Celtes et Saxons,
Celtes, Saxons et Scandinaves, forment comme un
perpétuel orage, qui laisse à peine, çà et là, une
éclaircie passagère. L'océan celtique voit sans cesse,
pendant des siècles, passer les navires qui transpor-
den altfranzœsischen Arihurepen (Halle, 1890) ; Lœseth, Le roman en
prose de Tristan (Paris, 1891). Le volume de M. Kufferatli, Tristan et
Iseult (Bruxelles, 1894), est surtout précieux pour rititelligence de
l'œuvre de Wagner ; l'étude des sources et des variantes de la légende,
faite avec conscience, n'est pas exempte d'erreurs. Voy. aussi les
belles pages de M. Ed. Sctiuré dans son Drame musical. — Les
anciennes éditions des fragments des poèmes français sont défec-
tueuses, incomplètes et aujourd'hui introuvables : la Société des
anciens textes français en annonce depuis longtemps déjà des édilions
nouvelles, par M. E. Muret et M. J. Bédier, qui ne tarderont pas à
paraître.
[Je dois ajouter aujourd'hui le méritoire résumé de M. W. Roet-
tiger, Der heutigc Stand der Trislanforschung (Hambourg, 1897),
qui a été l'objet d'uue importante critique de la part de M. E. Muret
{Romania, t. XXVII) p. 608-619), et surtout la belle œuvre de
M. Joseph Bédier, moitié traduction, moitié adaptation, qui vient
de paraître à la librairie Bellais, — en attendant l'édition illustrée
qu'en doit donner la maison Piazza, — et pour laquelle j'ai écrit
une préface. C'est là que les lecteurs modernes pourront désormais
puiser une connaissance exacte d'une partie au moins des vieux
poèmes français sur Tristan.]
TRISTAN ET ISEUT. 119
tent, ou les Angles, Saxons et Jutes traversent la mer
du Nord pour envahir le pays qui doit devenir l'Angle-
terre, ouïes Scotsd'Erin allant subjuguer la Bretagne
et peupler l'Ecosse occidentale, ou des populations
entières de Bretons fuyant les conquérants germains et
fondant en Armorique une nouvelle patrie, ou les terri-
bles vikings promenant leurs ravages sur toutes les
côtes,oudes voyageurs plus pacifiques, des moines, des
missionnaires, des envoyés de tout genre, des cortèges
nuptiaux, des chanteurs errant de rive en rive. De
cette vie tumultueuse, aventureuse et passionnée, il
ne reste presque plus rien dans l'histoire: elle a laissé
une empreinte fruste, mais puissante, dans la poésie.
D'un côté, c'est l'épopée irlandaise, demeurée jusqu'à
nos jours à peu près ignorée dans sa langue incom-
prise et sa grandiose barbarie, révélée une première
fois à l'étonnement du monde blasé du xviii' siècle
sous le masque dont l'affubla Macpherson, puis len-
tement remise au jour par la science contemporaine;
de l'autre, c'est l'épopée bretonne, qui, déjà accueillie
par les Anglo-Saxons, pénètre dès le xf siècle dans
notre monde chevaleresque, et, tout en s'y transfor-
mant d'étrange manière, transforme à son tour la
poésie qui l'adopte : bientôt Tristan est chanté dans
l'Europe entière, et Arthur remplit de sa gloire pos-
thume l'Angleterre, la France, la Provence, l'Espagne,
rUalie, l'Allemagne même et la Scandinavie, où les
d20 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
vieilles épopées des aïeux pâlissent devant l'éclat du
nouveau soleil.
Il n'y a pas, dans l'histoire littéraire du monde, de
phénomène plus frappant que cette conquête poétique
de l'Europe romane et germanique par un petit
peuple obscur, méprisé, chassé au delà des mers ou
refoulé dans un coin de son ancien domaine, et impo-
sant à ses vainqueurs, ou à des peuples à qui son nom
même était inconnu, son idéal et ses héros, la musique
où s'exprimait son âme et les rêves où il avait cherché
les joies de son imagination et la consolation de ses dou-
leurs . Cette épopée celtique, morte elle-même en créant
sa postérité, n'a pas seulement charmé le moyen âge :
la poésie moderne est encore imprégnée de son esprit
et lui doit deux de ses éléments essentiels : l'aventure
et l'amour, c'est-à-dire la recherche du bonheur sous
les deux formes de la supériorité individuelle et de la
possession absolue d'un autre être. Assurément, —
pour ne parler ici que de l'amour, qui fait l'inspiration
propre de notre légende, — l'amour, légitime ou cou-
pable, n'était pas inconnu à la poésie des anciens, des
Germains et des Français : la guerre de Troie roule
autour d'un adultère, la lutte de Brunhild et de
Chriemhild 'a ses racines dans la jalousie, et Guil-
laume d'Orange combat pour Guibourc autant que pour
la chrétienté; mais jamais ailleurs l'amour n'avait été
compris comme enlaçant toute la vie, comme créant
TRISTAN ET ISEUT. 121
autour de lui tout un monde de sentiments, de droits
et de devoirs, de combats intimes et d'aspirations
infinies. Dans cette nouvelle poésie qu'apportait aux
peuples européens le génie triste et passionné des pays
011 le soleil se couche, l'amour devient le centre même
de Ja vie, et, du coup, il donne à la femme, son objet
et sa victime, qui l'inspire ou qui le repousse, qui le
trahit ou qui en meurt, une place et un rôle que les
anciens poètes de la Grèce, de la Germanie et de la
France ne lui avaient pas accordés : cette place et
ce rôle, la femme, les a gardés dans la poésie, dans
l'art et dans le roman modernes, tout entiers dominés
par le mystère de son regard, par la caresse de sa
voix, par l'attrait irrésistible de son baiser, par
l'éternel problème de sa sincérité ou de sa perfidie,
par l'étrange contraste qui met en elle la suggestion
la plus puissante de toutes les faiblesses et de toutes
les dégradations et l'appel le plus entraînant au pur
idéal et à la vertu sublime, et qui montre successive-
ment h nos yeux fascinés ces deux types entre lesquels
oscille son image ou éthérée ou sensuelle : Béatrice
et Manon Lescaut.
Nous vivons dans un temps de « celtophobie » :
après avoir fait à l'élément celtique, dans la formation
du monde intellectuel et moral moderne, une part
excessive, on veut aujourd'hui réduire cette part à
122 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
presque rien. Des critiques allemands ont récemment
contesté l'origine celtique de la légende de Tristan; ils
ont voulu qu'elle fût sortie presque tout entière de
l'invention des conteurs français; nous souhaiterions
pouvoir les suivre dans cette voie, mais ce serait fer-
mer les yeux à l'évidence. Les noms mêmes de la plu-
part des personnages qui y figurent attestent leur
provenance : Tristan paraît être un nom picte; le roi
Marc de Cornouailles était célèbre avant qu'on eût fait
de lui l'époux malheureux d'Iseut ; Brangieri, Rivalin,
Gorvenal, Audret, Kaherdin sont d'une étymologie
transparente; le Morhout, sorte de monstre marin,
plus tard anthropomorphisé, contient visiblement le
mot celtique moî\ « mer ». Les noms germaniques
d'Iseut [Ishilcl) et de son père Gormond, roi de Dublin,
ne font que montrer plus clairement que la légende a
reçu sa dernière forme dans le monde celtique du
x° siècle environ : il y avait alors à Dublin un petit
royaume de vikings^ et le tribut exigé de la Cornouailles
par Gormond est un souvenir des exactions que ces
terribles voisins prélevaient sur les côtes accessibles à
leurs incursions.
Mais ce qui prouve surtout que nous avons bien
affaire ici à des récits qui ont reçu leur dernière forme
dans le milieu celtique de cette époque, c'est la scène
sur laquelle ils se meuvent. Elle forme, pour emprunter
la langue technique du moyen âge, un théâtre à quatre
TRISTAN ET ISEUT, 123
« mansions », où l'action se transporte successivement,
et qui communiquent entre elles par la mer. ïnslan
est de Léonois, c'est-à-dire, comme l'explique un
texte d'origine anglaise qui mérite toute confiance, de
« Suthwales » ; son oncle Marc règne en Cornouailles,
et la roche de Tintagel, qui dominait son château, se
dresse au-dessus de la mer, sur la côte comique, à
côté du (( Saut Tristan », près du Darthmoor, qui
conserve encore l'antique nom de la forêt du Morois;
Iseut est d'Irlande, et l'autre Iseut vit dans la Bretagne
armoricaine : c'est sur la falaise de Penmarch que la
filleule de Tristan guettait la petite voile blanche qui
devait annoncer l'arrivée d'Iseut. Qui aurait pu, en
dehors des Bretons de Cambrie, de Cornouailles ou
d'Armorique, concevoir ce théâtre multiple et y
dérouler librement les épisodes du vaste drame? —
Dans ce drame, tumultueux, profond et changeant
comme la mer, la mer est sans cesse en vue ou en
action; elle y joue presque le rôle d'un acteur pas-
sionné; elle le berce tout entier. A chaque instant
reviennent des vers comme ceux-ci :
A gTant espleit s'en vont par l'onde,
Tranchant s'en vont la mer parfonde.
C'est en venant par mer de son pays natal que
Tristan, enlevé par des pirates norvégiens, aborde
pour la première fois le rivage de Cornouailles. C'est la
124 POÈMES ET LÉGENDES DI' 310 YEN AGE.
mer qui amène le Morhoiit dans la même contrée pour
y réclamer le tribut accoutumé, et qui, après le combat
de l'île Saint-Samson (une des Sorlingues), le remmène
en Irlande, avec le morceau du glaive de son vainqueur
enfoncé dans son crâne. Tristan, blessé et désespé-
rant de guérir, se fait mettre dans une barque sans
mât, sans rame et sans gouvernail, et s'en va ainsi au
hasard, cherchant un sauveur, n'emportant que sa
harpe, dont il fait retentir les accords sur les flots
mouvants. C'est dans. la traversée qu'ils font d'Irlande
en Cornouailles qu'Iseut et Tristan boivent le fatal
breuvage qui cause leur amour et leur mort. Tristan,
banni, passe l'Océan pour aller vivre dans la Bretagne
armoricaine. Et quelle part elle prend à Faction, cette
mer immense et incertaine, quand elle ramène Iseut
auprès du héros mourant, qu'elle manque l'engloutir
devant le port même, et qu'Iseut la supplie de lui
laisser revoir une dernière fois celui auquel elle l'a
jadis fiancée! Qui ne sent que ces tableaux sont nés
dans l'âme d'un peuple maritime, dont les tribus
étaient disséminées sur les rivages de Cambrie, de Cor-
nouailles et d'Armorique, et à qui la mer était un
chemin constant et sans cesse parcouru? Supposer que
de pareils récits sont dus à des conteurs français du
xn" siècle, qui ne connaissaient même pas de nom,
avant leur initiation à la poésie bretonne, les rivages
gallois ou armoricains de la mer Océane, c'est sup-
TRTSTAN ET ISEUT. 125
poser l'impossible, et le supposer gratuitement.
Si nous considérons, non plus le cadre extérieur des
récits, mais le milieu humain où ils se meuvent, nous
sommes entraînés encore bien plus loin de la civilisa-
tion romane, chrétienne et chevaleresque du xif siècle.
A travers les altérations et les atténuations de tout
genre des poètes français, nous découvrons un monde
d'une étrange barbarie. Les hommes qui ont conçu
cette étonnante histoire d'amour menaient une vie
presque sauvage, au sein de forêts à peine éclaircies
çà et là. Les palais mêmes des rois étaient des
espèces de huttes. Qu'on pense seulement à ce trait
entre bien d'autres : Tristan, à qui la vue d'Iseut est
interdite, jette dans un ruisseau, pour l'avertir qu'il
l'attendra la nuit sous l'arbre qui ombrage la source,
des morceaux de bois merveilleusement taillés, et ce
ruisseau traverse la chambre même d'Iseut. — Les
héros combattent à pied; le cheval, ce personnage
indispensable de tout roman français, ne figure ici que
dans des scènes accessoires, comme monture de chan-
teurs errants ou de dames: Tristan a un ami presque
aussi cher qu'Iseut elle-même, son chien Husdent ; il
n'a pas de cheval aimé comme Roland, Renaud, ou
Guillaume d'Orange. — - Le héros léonois manie admi-
rablement le grand arc aux flèches meurtrières [arcu
Suthwallia prsemlet, dit Giraud de Rarri); il brandit
Tépée, il jette avec adresse les javelots qui, au
126 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
xif siècle encore, ne quittaient pas la ceinture d'un
Gallois; mais ni lui ni ses rivaux ne connaissent la
lance, l'arme chevaleresque entre toutes, et pas une
joute ne figure dans les parties anciennes des poèmes.
— Le séjour des bois est familier et doux à ces hommes
encore si voisins de la nature. Quel merveilleux et
poétique tableau que celui de la vie des deux amants
quand Marc, enfin convaincu de leur faute, les a tous
deux chassés de sa cour ! Sans dire un mot, ils se pren-
nent par la main, et, radieux, traversant la foule qui
les contemple avec admiration et pitié, ils s'enfoncent
seuls dans la grande forêt où leur amour leur tiendra
lieu de tout. Cependant il faut vivre, et les fruits sau-
vages, les baies qu'ils cherchent dans l'herbe, ne leur
sufTisent pas longtemps; mais le fidèle Husdenta suivi
la piste de son maître, et Tristan entend de loin ses
aboiements joyeux; il n'y répond que par des pleurs :
la voix du chien les trahira quelque jour et révélera
leur retraite : il faut le tuer. Pourtant, sur le conseil
d'Iseut, il essaie de sauver son compagnon dévoué : il le
dresse à chasser « à la muette », et bientôt Husdent
leur rapporte du gibier dont ils se nourrissent, buvant
l'eau des sources et dormant dans une grotte naturelle
ou dans une « loge » construite en rameaux. Croit-on
que les conteurs français du xif siècle auraient ima-
giné de telles scènes? Elles les ont embarrassés quand
ils les ont trouvées dans « l'estoire » ; ils les ont enjo-
TRISTAN ET ISEUT. 127
livées et adoucies tant qu'ils ont pu, tout en subissant
l'intense poésie qu'elles exhalent et en s'en laissant
eux-mêmes pénétrer. Mais s'ils avaient conçu eux-
mêmes le roman des amours de Tristan et d'Iseut, ils
n'auraient pas manqué (comme l'a fait plus tard l'au-
teur du roman en prose) de leur faire trouver, au
milieu des bois, un manoir abandonné oti ils pussent
vivre avec tout le confort qui convient à des personnages
de haut rang et d'éducation rafïînée. Ces vieux récits
respirent au même degré le parfum sauvage de la forêt
et l'air libre et salin des flots.
Si le costume des poèmes de Tristan, là où il n'a
pas été altéré par les remanieurs, est tout à fait
primitif, les mœurs des personnages sont encore
plus incultes que leur façon de vivre; leurs âmes,
tout impulsives, passent d'un excès à l'autre avec
la soudaineté des barbares. Marc a pour favori et
confident un nain quelque peu sorcier : le nain
ayant trahi un secret du roi, celui-ci, sans autre
réflexion, lui coupe la tête en souriant. — Voyez ce
qu'était à l'origine la douce et « courtoise » Iseut des
récits chevaleresques. Quand Iseut arrive auprès de
son époux, elle n'est plus ce que doit être une fiancée.
Que faire? Brangien, pour sauver sa maîtresse, prend
sa place, la première nuit, aux côtés du roi Marc. Pour
l'en récompenser, Iseut l'envoie dans la forêt lui
cueillir des simples dont elle dit avoir besoin ; elle la fait
128 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
accompagner par deux serfs, auxquels elle promet
liberté et richesse s'ils la tuent et lui rapportent sa
langue. Les serfs, parvenus avec Brangien au fond
d'un bois, lui déclarent qu'il vont la tuer, et que c'est
par ordre de la reine : « Tu lui as sans doute fait
quelque grand tort, lui disent-ils. — Quand nous par-
tîmes d'Irlande, répond Brangien, la reine mère
d'Iseut nous donna à chacune une chemise blanche
comme la neige, une chemise pour notre nuit de noces.
Pendant le voyage, Iseut déchira sa chemise nuptiale,
et pour la nuit de ses noces je lui ai prêté la mienne.
Voilà tout le tort que je lui ai fait. Mais, puisqu'elle
veut que je meure, portez-lui mon salut et dites-lui
que je la remercie de tout ce qu'elle m'a fait de bien et
d'honneur depuis qu'enfant, ravie par des pirates, j'ai
été vendue à sa mère et vouée à la servir, » Touchés,
les serfs se contentent de l'attacher à un arbre, rap-
portent à Iseut la langue d'un chien, et lui transmet-
tent les dernières paroles de Brangien. Le cœur d'Iseut
est bouleversé par tant de douceur et de discrétion, et
soudain elle accable d'invectives les meurtriers de son
amie et les menace des plus affreux supplices : ils
avouent alors la vérité et courent rechercher Brangien,
qui devient pour toute sa vie l'intime et dévouée confi-
dente d'Iseut. ■— Envers les ennemis qui épient leurs
amours et les dénoncent au roi Marc, l'âme des deux
amants est fermée à toute pitié : Tristan rencontre
TRISTAN ET ISEUT. 429
l'un d'eux, le tue, lui coupe la tête, et met dans sa
« chausse » les longues tresses qui lui pendaient autour
du visage (à la mode galloise) pour les montrer à
Iseut et en réjouir le cœur de son amie. Un autre est
venu les épier du dehors dans la chambre oii Tristan
s'est furtivement introduit : Tseut voit l'ombre de sa
tête sur le voile tendu devant la fenêtre; elle dit à
Tristan de bander son arc, encoche elle-même la
flèche, et lui montre du doigt l'ombre révélatrice :
Tristan comprend, et la longue flèche vient en sifflant
traverser la tête de Godoïne, à la grande joie de
la bien-aimée. — Non seulement il n'y a pas dans ces
âmes violentes la moindre pénétration de la morale
chrétienne (sauf dans des épisodes visiblement posti-
ches): il n'y a aux passions aucun frein de quelque
nature qu'il soit, sauf peut-être, chez Tristan, un cer-
tain respect et un reste de fidéhté pour le roi, qu'il
trahit, mais qui est son seigneur et son oncle, et une
générosité naturelle qui s'accorde avec son orgueil
comme avec sa supériorité et le rend secourable aux
petits qui se mettent sous sa protection. C'est bien le
hérosidéal d'une société barbare, soutien de ses cHents,
terreur de ses ennemis, impétueux et rusé, magna-
nime et impitoyable, soumettant tout ce qui l'entoure
à l'ascendant d'une force irrésistible et d'une personna-
lité développée sans mesure.
Telles sont les conditions physiques et morales que
130 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
nous présentent, dès le premier coup d'œil, les
poèmes sur Tristan, si nous en séparons les parties
visiblement ajoutées parles intermédiaires français qui
nous les ont transmis. Mais si nous les examinons de
plus près, nous y trouvons des traits d'une nature dif-
férente et d'une antiquité plus haute encore. Il y a
dans ces poèmes un élément mythique que ne compren-
nent plus du tout ceux à qui nous les devons. On a
reconnu avec assez de vraisemblance dans Tristan un
héros solaire : les deux Iseut entre lesquelles sa vie se
partage sont le jour et la nuit, ou l'été et l'hiver, sans
cesse confondus dans les mythes. — Il tue le Morhout,
comme Thésée tue le Minotaure ; il meurt pour avoir
aidé son ami Kaherdin à enlever la femme d'un nain
redoutable, comme Thésée est retenu aux enfers
pour avoir voulu aider Pirilhoos à ravir Perséphone à
Pluton (1). — La mère d'Iseut ne connaît pas seule-
ment, comme sa liUe, des charmes souverains pour
les blessures : elle sait composer des philtres tout-
puissants; elle a préparé ce « boire amoureux », ce
breuvage fatal qui voue Tristan et Iseut à s'aimer
jusqu'à la mort et dont l'effet ne finit pas même
avec leurs jours; car c'est en vain qu'on place leurs
tombes aux côtés opposés de l'éghse de Carhaix : le
(1) Un autre nain mystérieux joue, dans l'histoire un rôle, visi-
blement altéré, qui doit se rattacher à d'anciennes pratiques de
magie.
TRISTAN ET ISEUT. 431
rosier qui a bu dans les veines de Tristan les gouttes
immortelles du philtre d'amour élance ses branches
vers la tombe d'Iseut, et la vigne qui sort de la tombe
d'Iseut tend vers le rosier ses bras flexibles, jusqu'à ce
que leurs feuillages et leurs fleurs viennent s'enlacer
pour toujours et retomber de la voûte en grappes
unies. — D'autres merveilles encore nous rappellent
les enchantements des antiques mythologies : aucun
de leurs récits n'est plus délicieux que l'histoire du
grelot magique. Tristan s'est emparé, en tuant un
géant, d'un petit chien plus surprenant que le chien
qui secouait des perles de son poil : il porte au cou
un grelot qui tinte, et quand on entend ce tintement,
l'âme oubhe toutes les peines qui peuvent la tour-
menter. Tristan a goûté une fois le charme conso-
lateur, et il a pensé à Iseut, qui pleure loin de lui ;
c'est pour elle qu'il a conquis le petit chien au pé-
ril de sa vie; il l'envoie à son amie, et celle-ci fait
tinter le grelot : o prodige ! toutes ses pensées dou-
loureuses, tous ses regrets, toutes ses angoisses s'effa-
cent aussitôt à l'infinie douceur de cette musique ar-
gentine; elle sent une joie sereine inonder son cœur...
Et Iseut, lentement, détache le grelot et le jette à la
mer, car elle ne veut pas que son cœur oublie; elle veut,
loin de son ami qui souffre, souffrir autant que lui. —
Tristan n'est pas seulement le plus habile des archers :
il possède l'arc qv.i ne faut^ un arc « faé » dont la flè-
-132 POÈMES ET LÉGENDES DU 310 YEN AGE.
che ne manque jamais son but (comme le javelot de
Céphale), et son chien Husdent sans doute à l'origine
ne manquait non plus jamais sa proie (comme le chien
du même Céphale). — Le château de Tintagel est éga-
lement (( faé » : deux fois par an il « se perd » , et
disparaît aux yeux des gens du pays. — L'époux
d'Iseut est lui-même, dans quelques formes du récit,
un personnage étrange : il cache sous sa coiffure des
oreilles de cheval, et son nom [rnarc veut dire « che-
val » dans toutes les langues celtiques) montre que ce
traitappartientbienauxcontesbretons. Que ces fictions
ne soient pas nées dans l'imagination de poètes fran-
çais du xif siècle, c'est ce qu'il est vraiment superflu
d'étabhr.
Mais, a-t-on dit, si ces fictions ne sont pas fran-
çaises et médiévales, elles ne sont pas davantage celti-
ques. Nous retrouvons dans la légende de Tristan et
d'Iseut une foule de traits ou d'épisodes qui provien-
nent tout simplement de l'antiquité classique. Les rap-
prochements mêmes qui viennent d'être indiqués avec
la légende de Thésée en sont un exemple, et on peut
en augmenter le nombre : l'histoire de la voile blanche
et de la voile noire n'est-elle pas une copie, — d'ail-
leurs beaucoup plus intéressante que l'original, — de
la façon dont mourut le vieil Egée, se jetant dans les
flots qui ont gardé son nom quand il voit que le vais-
TRISTAN ET ISEUT. 133
seau qui ramène Thésée de Crète porte, par un oubli
du pilote, la voile noire, signe de deuil, au lieu de la
voile blanche, signe de victoire? — Cette mort même
de Tristan, devenu l'époux d'une autre femme, et que
seule aurait .pu sauver sa première bien-aimée, c'est
la mort de Paris : il a abandonnné /Enone pour Hélène ;
blessé par la flèche empoisonnée de Philoctète et
sachant qu'i^none seule peut le guérir, il l'envoie
chercher et meurt quand il apprend son refus ; elle se
repent, elle accourt, mais trop tard, et ne peut que
mourir sur le corps de Paris, comme Iseut sur celui de
Tristan. — Le roi Marc avec ses oreilles de cheval,
c'est Midas avec ses oreilles d'âne; l'imitation est
flagrante et maladroite : au lieu de confier le secret du
roi à des roseaux qui bientôt le murmurent, le nain le
révèle à une aubépine, mais en présence de trois con-
fidents. — Les Mégariens, bien avant notre ère, attri-
buaient au héros Alcathoos l'aventure de Tristan avec
le monstre qu'il tue et le perfide rival qui essaye de
lui ravir l'honneur de sa victoire. — Tristan, déguisé
en fou, est méconnu par sa maîtresse et reconnu par
son chien, comme Odysseus par Pénélope et le fidèle
Argos. Ce sont des souvenirs de la mythologie antique
qui ont été groupés autour de noms nouveaux ; les noms
peuvent être celtiques, mais les souvenirs ne le sont pas,
et il faut en attribuer la rénovation non à des Bretons
sans culture, mais à des poètes français versés dans les
134 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
fables classiques. Disons tout de suite qu'une grave
objection (sans parler d'autres) s'oppose à cette expli-
cation : le moyen âge français ignorait le grec, et ne
connaissait qu'un nombre restreint d'auteur latins; or,
presque tous les récits antiques qu'on a pu rapprocher
d'épisodes de notre légende ne se trouvent que dans
des textes grecs, ou, s'ils existent en latin, c'est dans
des œuvres qu'au xif siècle personne ne lisait. Supposer
que des clercs de ce temps ont pu puiser dans Pausanias
ou dans Hygin, c'est supposer l'invraisemblable et
même l'impossible.
Peut-être, insiste-t-on; mais, s'ils ne viennent pas
directement des textes anciens où nous les retrouvons,
ces épisodes circulaient dans la tradition orale de
toutes les nations, et n'ont rien de particulièrement
celtique. L'histoire du tueur de monstre qu'un impos-
teur veut supplanter et qui triomphe en montrant la
preuve indéniable arrachée au monstre lui-même n'est
pas seulement attribuée à Alcathoos et à Tristan ; elle
fait le sujet de lais français où elle est mise sous le nom
de Tiolet ou de Lancelot et de contes encore répandus
en France, en Espagne, en Allemagne, dans la Nubie,
dans l'Inde. — D'autres récits, que nous ne connais-
sons pas en grec et en latin, font partie de cette litté-
rature non écrite qu'on appelle le folklore, et ne sont
certainement pas sortis de l'imagination des Bretons
du x' siècle ou même de celle de leurs ancêtres. On
TRISTAN ET ISEUT. 135
est tenté de voir une création de la race poétique et
rêveuse par excellence dans le charmant récit de la
façon dont Marc envoie Tristan à la recherche d'Iseut :
un jour, une hirondelle laisse tomber aux pieds du roi
un cheveu dont elle voulait garnir son nid, un cheveu
de femme, brillant comme l'or, et si long, si soyeux,
si fin que le roi Marc jure de n'épouser d'autre femme
que celle à qui appartient ce cheveu. . . et Tristan, sans
autre renseignement, s'embarque pour la découvrirai
la ramener. Eh bien ! cette histoire du cheveu de la
blonde Iseut ne se retrouve pas seulement dans le
conte de la Belle aux cheveux d^or^ répandu chez les
peuples les plus divers : on en a déchiffré le pendant
dans un papyrus égyptien du xiv' siècle avant notre
ère : sur le Nil flotte une boucle de cheveux qui le
parfume tout entier, et le pharaon jure de n'épouser
que la femme à qui elle appartient. — La substitution
de Brangien à Iseut reparaît dans plus d'une légende
du moyen âge, et la barbarie d'Iseut envers celle qui
s'est dévouée à son salut, ainsi que l'explication allégo-
rique que donne celle-ci à ses meurtriers, se retrou-
vent, bien plus atroces et brutales encore, dans un
conte grec récemment publié. — Parmi les stratagèmes
qu'emploient Tristan et Iseut pour se voir en secret,
il en est qui appartiennent au matériel multiple et
cosmopolite de ce striveda^ de ce « véda des ruses
féminines », qui était célèbre dans l'Inde il y a bien
136 POÈMES ET LÉGENDES Dt' MOYEN AGE.
des siècles et qui se débile chez tous les peuples en
innombrables fableaux. Iseut, pour persuader son
époux de son innocence, se fait porter par Tristan,
déguisé en mendiant, au lieu où elle doit subir
l'épreuve judiciaire, et jure ensuite sans crainte
qu'aucun homme ne l'a jamais eue dans ses bras,
excepté son mari et ce mendiant qui vient de l'y tenir
devant tout le monde ; mais d'autres épouses adultères
avaient trompé les dieux par la même ruse dans l'Inde
antique, et à Rome du temps de l'enchanteur Virgile.
— Et enfin, les plantes qui enlacent leurs rameaux
au-dessus des tombes des amants de Cornouailles
s'unissent sur bien d'autres sépulcres d'amants dans
les ballades et les contes populaires.
Tout cela est incontestable, mais tout cela ne prouve
qu'une chose : c'est la force et la vitalité extraordi-
naires du thème qui a pu s'assimiler tant d'éléments
épars dans l'air ambiant. L'assimilation est d'ailleurs
souvent restée imparfaite : plusieurs des épisodes qui
viennent d'être cités manquent dans l'une ou l'autre
des versions anciennes; la plupart pourraient dispa-
raître sans changer l'essence du récit. LTiistoire de
l'épreuve qu'Iseut sait si bien éluder, par exemple, est
étrangère à notre légende et animée d'un tout autre
esprit, l'esprit malicieux et satirique des fableaux;
l'histoire du serpent tué par Tristan est si visiblement
adventice qu'elle amène la répétition maladroite d'une
TRISTAN ET ISEUT. 137
même silualion dramatique : Tristan pansé et guéri par
Iseut ou sa mère. Mais, quelque anciennement et
intimement que certains de ces épisodes aient été
incorporés dans le thème fondamental, ils n'en font pas
partie intégrante. Ce thème, c'est uniquement l'amour
coupable de Tristan pour Iseut, la femme de son oncle^
qu'il lui a amenée et qu'il a conquise pour lui, amour
dont la fatalité et l'indestructibilité sont symbolisées
par le « boire amoureux » qu'ils ont partagé sans le
vouloir, et duquel, comme le dit énergiquement
Tristan lui-même, ils restent « ivres » jusqu'à leur
mort. A ce thème essentiel appartiennent les dangers
que courent les amants pour entretenir le commerce
sans lequel ils ne pourraient vivre, les tentatives de leurs
ennemis pour les perdre, l'admirable épisode de leur
exil commun et de leur vie dans la forêt, puis leur
rappel par le roi, leurs imprudences nouvelles, leur
séparation forcée, les retours furtifs de Tristan, son
vain essai d'oublier en épousant une autre Iseut, la
blessure envenimée qu'Iseut seule pourrait guérir, le
départ d'Iseut pour le pays lointain où Tristan meurt,
son arrivée au moment où il vient d'expirer, sa mort
soudaine enfin sur le corps de son amant.
Mais ce thème, que nous dégageons par l'analyse,
ne s'était pas formé avec cette simplicité puissante
dans l'âme d'un poète : l'histoire d'amour et de mort
qui le constitue s'était attachée à un héros fameux
138 POÈxMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
entre tous, à un demi-dieu, dieu à Torigine, célébré
par beaucoup de récits héroïques qui peu à peu se
sont effacés pour ne laisser voir dans Tristan, le grand
chasseur, le grand guerrier, le grand harpeur, que
Tristan « l'amoureux ». Le roi Marc de Cornouailles,
figure à demi mythique, Iseut d'Irlande, qui semble, au
contraire, appartenir aux souvenirs tout présents delà
domination des vikings irlandais sur la Grande-Bre-
tagne, avaient aussi des attaches multiples avec des
conceptions et des récits proprement étrangers au
thème fondamental. Puis ce canevas d'amour, de deuil
et de joie appelait des broderies variées : on les lui donna
en empruntant largement à des thèmes de tout ordre et
de toute provenance. Mais tout ce travail se fit en pays
celtique et porte, même quand il s'applique à des élé-
ments certainement étrangers, la marque de la main
celtique. Comment faut-il juger les rapports évidents
que la légende de Tristan présente avec celle de
Thésée? Il est difTicile de le dire. Naguère on aurait
voulu voir dans les parties communes aux deux épo-
pées la preuve de l'existence d'un mythe indo-euro-
péen, antérieur à la séparation des Grecs et des Celtes ;
aujourd'hui, on n'oserait émettre une telle hypothèse.
On pencherait plutôt vers l'idée d'un emprunt fait par
les conteurs bretons aux sources écrites; mais j'ai dit
quelles raisons s'opposaient, pour ces récits comme
pour les autres qui se retrouvent dans l'antiquité, à
TRISTAN ET ISEUT.
d39
une explication aussi simple. Peut-être faut-il croire
que des contes mythologiques ont été transmis aux
Celtes oralement dès l'antiquité par des Grecs venus
en Bretagne, où les légions amenaient des hommes de
tous les points de l'empire romain, et qu'ils ont été
avidement saisis, puis retenus, par ces esprits si ouverts
à l'enchantement des belles histoires. Ne cherche-t-on
pas aujourd'hui à élabhr la même provenance pour
beaucoup de récits des Eddas Scandinaves auxquels on
trouve des parallèles grecs, et qu'on suppose avoir été
racontés aux vikings par les Irlandais, lesquels les
tenaient eux-mêmes, plus ou moins directement, des
Grecs? — C'est aussi à la transmission orale qu'il faut
attribuer les épisodes qui se retrouvent dans les contes
populaires de l'Orient et de l'Occident : de ces fils
légers et brillants qui voltigent dans l'air depuis des
siècles, quelques-uns ont été arrêtés au passage par
les conteurs bretons et insérés dans la trame multico-
lore de leur épopée; mais ils ne la constituent pas, et
on pourrait les en enlever sans qu'elle cessât de faire
un tissu solide et de montrer un dessin suivi.
En résumé, une conception de l'amour telle qu'elle
ne se trouve auparavant chez aucun peuple, dans aucun
poème, de l'amour illégitime, de l'amour souverain, de
l'amour plus fort que l'honneur, plus fort que le sang,
plus fort que la mort, de l'amour qui lie deux êtres
l'un à l'autre par une chaîne que les autres et eux-
140 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
mêmes sont impuissants à rompre ou à relâcher, de
l'amour qui les surprend malgré eux, qui les entraîne
dans la faute, qui les conduit au malheur, qui les
amène ensemble à la mort, qui leur cause des douleurs
et des angoisses, mais aussi des joies et des ivresses
tellement incomparables et presque surhumaines que
leur histoire, une fois connue, resplendit éternellement,
au ciel du souvenir, d'un éclat douloureux et fascinant,
cette conception est née et s'est réalisée chez les Celtes
dans le poème de Tristan et Iseut, et forme une des
gloires de leur race.
A quelle époque remonte-t-elle? On ne peut le dire.
La barbarie primitive des mœurs que nous révèlent
encore certains passages des imitations françaises du
xif siècle peut aussi bien nous renvoyer à l'époque
qui avait précédé la conquête romaine qu'à l'époque
d'assauvagissement qui suivit la séparation d'avec
Rome ; nulle trace en tout cas de christianisme, mais
aussi nulle trace de polythéisme, sauf dans quelques-
uns de ces vestiges tenaces qui survivent pendant des
siècles aux croyances disparues. Peut-être beaucoup
plus ancienne dans sa conception première, l'histoire
de Tristan et d'Iseut a pris, vers le x' siècle, époque où
les vikings régnaient à Dublin et où les relations étaient
perpétuelles entre la Cambrie, la Cornouailles,
l'Irlande et l'Armorique, la forme que nous permet
d'atteindre ou au moins d'entrevoir la comparaison des
TRISTAN ET ISEUT. 141
plus anciennes versions conservées ; cette forme était
d'ailleurs très flottante, et variait sans doute parmi les
conteurs celtes comme plus tard parmi les conteurs
français.
Quant au berceau particulier de notre épopée, il est
difficile à déterminer. Le nom de Tristan, je l'ai dit,
paraît être picte d'origine. Il y aurait quelque chose de
séduisant et presque de touchant à croire que l'âme
de ce peuple disparu, qui ne nous a légué que son nom
et celui de quelques-uns de ses chefs avec quatre ou
cinq mots de sa langue, survivrait jusque dans notre
âme, grâce à une des plus belles créations poétiques de
l'humanité. Mais la base de l'hypothèse est trop peu
solide : peut-être picte d'origine, le nom de Tristan
était usité au moins dès le xf siècle chez les Kymri,
et rien ne nous empêche de croire qu'il l'était déjà
quand on le donna au héros de notre légende. La
scène principale de cette légende est en Cornouailles,
et la connaissance exacte au moins des côtes de
Cornouailles montre bien que les créateurs de la
légende étaient familiers avec ce pays et qu'elle y
était fortement localisée ; mais le récit est défavorable,
souvent même hostile, aux « Cornots » et à leur roi.
Tristan est né en Cambrie ; mais il quitte dès son
enfance son pays natal, où il ne revient guère; sa vie
se passe en Cornouailles et se termine en Petite-Bre-
tagne. Il faut sans doute en dire autant de sa légende :
142 POÈMES ET LÉGENDES DU 310 YEN AGE.
formée chez les Kymri de Galles, rattachée extérieu-
rement à la Cornouailles, elle a été adoptée et déve-
loppée parles Bretons armoricains. L'Irlande, contrée
ennemie oii Tristan ne fait que deux apparitions passa-
gères et dont le champion est vaincu par lui, est
naturellement exclue; mais il faut noter qu'une com-
paraison avec l'épopée irlandaise nous découvre plus
d'une parenté entre les types qu'elle affectionne et
ceux des héros de notre légende : c'est une preuve de
plus en faveur de l'origine purement celtique de
l'immortelle légende d'amour.
«
II
LA POÉSIE FRANÇAISE ET ALLEMANDE
Comment l'épopée de Tristan et d'Iseut sortit-elle
du monde celtique, oii elle a presque complètement
péri, pour pénétrer dans le monde romano-germa-
nique, oii elle devait trouver une vie nouvelle? On ne
peut le dire en détail avec précision, mais deux choses
paraissent certaines, c'est qu'elle a été connue des
Français, en partie au moins, à travers un intermé-
diaire anglais (1), et que, dans sa transmission, la
(1) L'existence de cetle épopée chez les Anglais nous est attestée
indirectement par le nom même des lais^ par le nom spécial du lai
du gotelef {voy. plus loin), et par un témoignage positif, celui du
traducteur anglo-normand du poème anglais de Waldef, qui déclare
qu'avant lui on avait déjà traduit Tristan de l'anglais. Elle a laissé
TRISTAN ET ISEUT. 143
musique a joué un rôle important. Autant et plus peut-
être que leur poésie, la musique des Bretons d'Angle-
terre et de France frappa leurs voisins quand ils firent
connaissance avec l'une et l'autre : leurs musiciens se
répandirent de très bonne heure hors des limites de
leurs pays. Dès avant la conquête normande, les Anglo-
Saxons, dans les longs festins oii circulaient les cornes
pleines d'ale, interrompaient leurs chansons pour
écouter les mélodies exécutées par des Bretons sur la
7'ote celtique, ou sur la harpe famihère aussi aux Ger-
mains, et empreintes d'un charme profond et doux qui
les faisait pénétrer dans l'âme : les Anglais nommèrent
ces mélodies d'un mot de leur propre langue [lâg]^ et
ils se firent traduire ou expliquer en résumé les récits
qui les accompagnaient (1). C'est d'eux que les poètes
français apprirent plus tard ces récits, qu'ils appelèrent
laïs^ lais de Bretagne^ et dont ils enfermèrent dans leurs
petits vers naïfs et courts d'haleine, non sans l'altérer
et la froisser souvent, la poésie merveilleuse qu'ils
d'ailleurs des traces dans une des versions françaises, où le breu-
vage d'amour est appelé du nom anglais de lovendrajic, qui n'a pu
naturellement s'y attacher que dans des récits anglais. Rien n'est
donc plus assuré que ce rôle intermédiaire de l'anglais pour la
transmission au moins partielle de notre histoire, et c'est là une
circonstance qui n'est pas indifférente, car il a pu s'y ajouter, dans
cette période anglaise de son développement, des éléments inconnus
à sa forme première.
(1) [Je dois dire que celte étymologie, que j'ai crue autrefois
presque certaine, me semble maintenant sujette à caulion.]
144 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
contenaient, poésie d'aventure et d'amour. Or les lais
relatifs à Tristan jouissaient d'une faveur particulière :
non seulememt ils étaient réputés les plus beaux de
tous, mais ils passaient pour avoir été composés par
Tristan lui-même, car il était le premier des joueurs
de harpe et de rote, comme il était le premier des
coureurs et des sauteurs, des manieurs d'épée, des
tireurs d'arc et des lanceurs de javelot, le plus adroit
chasseur, le plus savant dresseur de limiers, le plus
habile dépeceur de venaison. La musique est sans cesse
mêlée aux amours de Tristan et d'Iseut. Quand, blessé
à mort, Tristan aborde sur les côtes d'Irlande dans sa
barque aventureuse, les accents de sa harpe emplissent
les cœurs d'émotion, et décident la reine d'Irlande à
le recueilhr. Guéri par Iseut, il lui apprend en récom-
pense « de bons lais de harpe, les lais bretons de son
pays », et elle n'oublie pas ses leçons : plus tard,
quand elle est seule et triste, un poète anglo-normand
nous la montre, dans des vers d'une suavité exquise,
accompagnant de sa harpe le triste lai de Guiron, qui
mourut pour avoir aimé :
La dame chante doucement,
La vois acorde a l'estrument;
Les mains sont bêles, li lais bons,
Douce la vois et bas li tons.
Un jour, à lacourdeCornouailles, survient un har-
TRISTAN ET ISEUT. 145
peur irlandais; son jeu enchante tellement le roi Marc
qu'il promet de lui accorder le don, quel qu'il soit,
qu'il demandera : il demande la reine Iseut, et le roi,
esclave de son serment, la lui laisse tristement emme-
ner. Sous une tente, près delà mer, elle attend, en se
tordant les mains de douleur, que la marée ait remis
à flot le vaisseau qui va l'emporter; mais Tristan, qui
revenait de la chasse, apprend tout : il se déguise en
ménestrel, s'approche de la tente, et joue si merveil-
leusement de la rote que la douleur d'Iseut s'apaise
même avant qu'elle l'ait reconnu; le ravisseur et ses
compagnons oublient le temps à l'écouter, et, quand
ils s'en aperçoivent, le flux montant a rendu difficile
l'accès du navire : chargé d'y porter Iseut sur son che^-
val, Tristan l'enlève à son tour et crie à l'Irlandais
confus : « Tu l'as gagnée par la harpe, et je l'ai déli-
vrée par la rote! » Plus tard, quand il est séparé
d'Iseut, chez le duc de Bretagne, il compose et chante
sans cesse des chansons dont le refrain est d'ordinaire :
Iseut ma drue, Iseut m'amie,
En vous ma mort, en vous ma vie,
si bien que la fille du duc, la jeune Iseut « aux blan-
ches mains », s'imagine que c'est elle qu'il aime. Natu-
rellement, on faisait remonter jusqu'à Tristan plus
d'un lai qu'on chantait encore au xii' siècle, et dont
on expliquait le sujet par quelque épisode de son his-^
10
146 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
toire. C'est ainsi que Marie de France recueillit en
Angleterre le motif du lai à\x gotelef (chèvrefeuille),
fait par Tristan, « qui bien sevoit liarper » : il y com-
parait l'amour qui l'unissait à la reine à l'enlacement
indénouable du chèvrefeuille et du coudrier :
Bêle amie, si est de nous :
Ne vous sans mei, ne je sans vous.
Et d'autres genres encore de musique lui étaient aussi
familiers que la harpe, la rote, le cor ou la voix : il
savait imiter à s'y méprendre le chant de tous les
oiseaux. C'est ainsi que, banni de Cornouailles et
revenu en secret dans le jardin d'Iseut, il élève dans
la nuit le chant plaintif et passionné du rossignol, un
chant « d'une si grande douceur qu'il n'est cœur,
même de meurtrier, qui n'en fût attendri ^>, et qu'Iseut
reconnaît tout de suite son ami : c'était encore là le
sujet d'un lai. C'est aussi dans un lai que se trouvait
sans doute l'histoire du chien Petitcru et du tintement
enchanté de son grelot. Ainsi, toujours, aux amours
d'Iseut et de Tristan se joint l'accompagnement d'une
musique souverainement pénétrante; c'est enveloppée
dans la musique que leur épopée a passé des Bretons
aux Anglais; c'est par les lais, oii la mélodie était
d'abord le principal, que, conçue dans l'âme mobile
et passionnée des Celtes, elle s'est versée goutte à
goutte dans l'âme sérieuse des Germains.
TRISTAN ET ISEUT. 147
Mais il n'est pas probable que la transmission an-
glaise ait été la seule. La légende de Tristan, d'ori-
gine insulaire, avait été, nous l'avons dit, adoptée
par les Bretons de France, et les chanteurs armori-
cains, qui se répandirent aux xf et xif siècles en
Angleterre et en France, ont dû souvent jouer là
aussi, comme pour le cycle d'Arthur, le rôle d'inter-
médiaires, que leur facilitait leur double connaissance
du « bretans » et du «romans» (1). Malheureusement^
nous ne connaissons pas plus ces premiers lais bre-
tons-français sur Tristan que les chants anglais ou
les poèmes celtiques. Toute cette magnifique floraison
de poésie et d'amour se serait sans doute évanouie
sans rien nous laisser de son parfum, si Guillaume de
Normandie n'avait pas pour des siècles rattaché
l'Angleterre au monde français. Or à ce moment-là^
au moment de la conquête de la Sicile, du Portugal,
de Jérusalem et de l'Angleterre, le monde français
était agité d'une merveilleuse et universelle activité.
Le génie français, qui venait de se dégager de la
fusion des éléments indigènes, romains, chrétiens et
(1) On voit, dans le Roman de Renard, Renard, déguisé en jongleur
breton, se vanter de connaître les lais du Chèvrefeuille, de Tristan
et de « dame Iseut )>. Il est vrai que le baragouin de ce prétendu
Breton est un mélange de français et d'anglais. Cela prouve que les
Français confondaient les deux idiomes d'où leur venaient les his-
toires bretonnes ; mais cela ne doit pas empêcher d'attribuer un
rôle important dans la transmission de ces histoires aux chanteurs
de l'Armorique.
148 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
germaniques, était comme un jeune arbre en pleine
sève, envoyant ses racines et poussant ses rejetons
de tout côté, et accueillant toutes les greffes qu'il em-
plissait de sa vie et auxquelles il communiquait sa
force d'expansion. Bientôt les conteurs et les trou-
veurs anglo-normands et français répétèrent et pro-
pagèrent partout l'histoire de Tristan et d'Iseut,
qu'ils avaient apprise des Anglais et des Bretons (1).
C'est à cette période d'effervescence que remonte
tout ce qui s'est conservé d'authentique et de beau de
l'épopée des amants de Cornouailles ; ce qui est venu
depuis n'a guère été que plates imitations ou imagi-
nations malencontreuses. La source de cette poésie
n'était pas en France : quand le courant n'eut plus
avec la source de communication directe, il se tarit
ou s'embourba.
Cette première période de la vie française de notre
légende dut être caractérisée par des lais ou de courts
poèmes épisodiques et surtout par les récits des con-
teurs de profession qui charmaient les réunions des
jours de fête, se répandaient, essaim bourdonnant,
de château en château, et, comme les abeilles trans-
portent le pollen sur les fleurs, dispersaient la matière
(1) Dès le milieu du xii*^ siècle, les troubadours de Provence citent
àl'envi les poèmes français sur Tristan; en même temps ou plus tôt
encore ces poèmes sont connus en Italie, et bientôt traduits en
allemand et en norvégien.
TRISTAN ET ISEUT. 149
épique qui devait être au loin féconde. Nous n'avons
naturellement rien conservé des récits oraux, et il
nous reste bien peu de chose des lais ou des courts
poèmes (1) : ils ont été absorbés dans les grands
poèmes où l'on a essayé de réunir en une histoire
suivie toutes les aventures de Tristan, depuis sa nais-
sance jusqu'à sa mort. Ces grands poèmes eux-mêmes
n'ont pas été épargnés par le temps : peu s'en est fallu
qu'ils ne fussent aussi complètement perdus pour nous
que les essais qui les avaient précédés. Nous n'en con-
naissons aucun que par fragments, et, si nous pou-
vons en suivre deux d'un bout à l'autre, c'est grâce à
des imitations étrangères.
Ils se rapportent à deux versions distinctes de la
légende, ou plutôt l'un d'entre eux, le poème de
Thomas, s'oppose à l'ensemble des autres, qu'on
peut désigner comme formant la version française,
parce qu'elle a été la plus répandue en France, tandis
que le poème de l'anglo-normand Thomas représente
la version anglaise. La version française est caracté-
risée par le fait qu'elle présente Marc comme régnant
sur la Cornouailles seule et comme contemporain du
roi de Bretagne Arthur ; dans Thomas, au contraire,
Marc, considéré comme un peu plus récent qu'Arthur,
(1) On peut citer le noyau commun des deux lais sur l'aventure
de Tristan déguisé en fou, le lai du Chèvrefeuille, l'épisode du rossi-
gnol conservé dans un poème anglo-normand du xn^ siècle.
150 POÈMES ET LÉGENDES DU 3I0Y£x\ AGE.
est roi non seulement de la Cornouailles, mais de l'An-
gleterre tout entière (1). A la version française (ou
commune) apparliennent : un long fragment dans la
première partie duquel apparaît comme auteur un
certain Béroul (2), le poème perdu qui a été traduit
en allemand par Eilliart d'Oberg (vers 1170) (3), et,
au moins pour le noyau principal, l'immense et in-
digeste roman en prose, écrit vers 1220, amplifié et
remanié par vingt mains différentes dans le cours
du xiii^ siècle (4) ; à cette même version se rattachait
sans doute le poème, malheureusement perdu, de
Chrétien de Troies ; c'est à elle que se rapportent la
plupart des allusions contenues dans divers ouvrages
(1) En restreignant le royaume de Marc à la Cornouailles, la
version française est fidèle à l'ancienne légende ; en mêlant Arthur
àThistoire, elle s'en écarte certainement, et cette contamination de
deux cycles étrangers l'un à l'autre est le fait des auteurs français,
pour lesquels la» matière de Bretagne » était inséparable d'Arthur.
— Pour une autre différence entre les deux versions, voy. ci-dessus,
p. 115, note.
(2) La seconde partie semble ne pas elre de la même main, et
paraît sensiblement plus récente.
(3)Eilhart marche à peu près d'accord avec Béroul dans la partie
du fragment français qui est sans doute de celui-ci ; il ne connaît
pas la seconde partie, consacrée à l'histoire de l'épreuve judiciaire.
Eilhart est extrêmement précieux pour toute la lin du récit, où sa
source française nous manque.
(4) Ce roman a substitué au beau dénouement traditionnel un
autre dénouement, dans lequel les amants meurent embrassés, et
qui ne manque pas de grandeur. Un manuscrit du roman en prose
a conservé, par une heureuse chance, une forme du dénouement
traditionnel empruntée à un ancien poème très voisin de la source
d'Eilhart.
TRISTAN ET ISEUT. 151
et aussi des représentations figurées qui nous sont
parvenues en si grand nombre d'épisodes de notre
légende (1).
Le poème de Tliomas, qui représente la version
anglaise, mais surtout, en plusieurs points, une version
personnelle à l'auteur, a eu une fortune singulière.
Depuis une cinquantaine d'années on en a découvert
des fragments, variant de cinquante vers à près de
deux mille, en Angleterre, à Strasbourg, à Turin (2) :
c'est au moins cinq manuscrits dont il est arrivé
jusqu'à nous des débris plus ou moins importants,
mais aucun ne nous est parvenu entier. Heureuse-
ment, le poème de Thomas a été mis en prose nor-
végienne, en 1226, pour le roi Hakon, par le bon
moine Robert, qui, malgré ce que le sujet avait de
peu édifiant, a fidèlement suivi son original, tout en
(1) De ces représentations, qui ont dû être innombrables, nous
n'avons guère conservé que celles qui avaient la forme de sculptures
sur pierre et surtout sur ivoire (coffrets ou miroirs). Un des sujets
les plus fréquemment traités est l'épisode de la fontaine : Marc,
averti par le nain délateur, s'est caché dans l'arbre qui domine
la fontaine où les amants se sont donné rendez-vous la nuit; mais
le reflet de sa tête dans la fontaine éclairée par la lune le trahit,
et les amants n'échangent que des paroles qui le persuadent de
leur innocence. Rien de plus amusant que la façon naïve dont les
artistes ont représenté cette scène et surtout la tête couronnée
du roi à la fois cachée dans les branches et reflétée dans l'eau. <
(2) Tous sont d'écriture anglo-normande; tous, malheureusement
appartiennent à la deuxième partie du poème, et plusieurs, ce qui
est plus fâcheux encore (quoique avantageux pour la critique
du texte), font double emploi.
152 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
l'abrégeant beaucoup. Déjà auparavant, Gotfrid de
Strasbourg l'avait imité, avec un grand talent de
forme, mais sans rien ajouter ni modifier d'important,
dans un poème qui, malgré ses dix-neuf mille cinq
cent cinquante-deux vers, ne répond à peu près
qu'aux deux tiers de celui de Thomas (1). Enfin, au
xiv"* siècle, un rimeur anglais a arrangé à sa façon,
façon baroque, le poème anglo-normand du xif siè-
cle. Le poème de Gotfrid, traduit en allemand mo-
derne, avec un résumé de ses suites, a été la seule
source où Richard Wagner a puisé les éléments de
son drame, qu'il a d'ailleurs fort librement traités.
On voit de quelle active et longue collaboration de
races et de civilisations diverses le Tristan et Isolde
est le fruit. Issu sans doute d'un vieux mythe ances-
tral, conçu peut-être chez les Pietés, en tous cas che?
les Celtes, et chez les Celtes même déjà largement
pénétré d'influences antiques et orientales, renouvelé
chez les Bretons d'Armorique, adopté par les Anglo-
Saxons avec la musique qui l'accompagnai!, avide-
ment accueilli par les Normands francisés qui con-
quirent l'Angleterre et bientôt par les Français de
France, le drame de l'amour fatal et mortel passe
(4) L'œuvre inachevée de Gotfrid a été terminée au xiii'' siècle par
deux continuateurs indépendants, qui ont puisé en partie dans
Eilhart, mais en partie dans des rédactions françaises dont nous
n'avons connaissance que par eux.
TRISTAN ET ISEUT. 153
une seconde fois, grâce au Yêtement élégant et
« moderne » que lui ont donné nos poètes, dans le
monde germanique, et y obtient un long succès; il
s'oublie cependant, comme toute la poésie du moyen
âge, jusqu'à ce que le romantisme et l'érudition le
réveillent de sa poussière, et que, compris enfin
dans toute la grandeur pathétique de son inspiration,
il ressuscite dans une âme musicale et poétique, et
enivre, dans nos théâtres, les oreilles et les cœurs de
« boire amoureux », comme il faisait jadis dans les
barques courant de Cambrie en Armorique, plus tard
dans les manoirs forestiers des Saxons, dans les châ-
teaux hâtivement bâtis des compagnons du Bâtard,
dans les cours élégantes de France et de Champagne
ou dans celles qui les imitaient en Allemagne et en
Bohême, dans les brillantes assemblées lombardes ou
sur les places de Florence et de Pise, dans les vastes
salles habituées à entendre les chants des scaldes
norvégiens, et jusque dans les maisons de bois des
pêcheurs islandais.
Les premiers conteurs de langue française ne pa-
raissent pas avoir marqué les récits qu'ils recueillaient
d'une empreinte particulière. Devant ces récits, qui les
émerveillent par leur charme inconnu et les déconcer-
tentpar leur incohérence ouleur étrangeté, ils se com-
portent d'une façon à peu près passive, répétant ce qu'ils
ont entendu et plus ou moins bien compris, et ne réagis-
154 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
sant guère contre la « matière « qu'ils suivent doci-
lement. On trouve encore, dans les plus anciens
poèmes qui nous sont parvenus, de nombreuses traces
de cette docilité première, grâce à laquelle nous
avons conservé les traits primitifs, barbares, souvent
bizarres et presque inintelligibles, des anciens lais, et
nous bénissons l'absence de personnalité de ces vieux
conteurs, qui nous a transmis ces épisodes d'une si
haute importance et souvent d'une si singulière
beauté. Mais bientôt commence dans l'évolution,
maintenant purement française, du cycle de Tristan
et d'Iseut un double travail de critique et d'innova-
tion, qui tend à en rapprocher de plus en plus les
récits des habitudes, des goûts et des mœurs du
monde chevaleresque où ils ont pénétré, monde
si différent de leur miheu originaire. Les poètes qui,
à l'aide des matériaux épars de l'âge précédent, com-
pilent de longues biographies de Tristan n'hésitent
pas à rejeter un certain nombre de ces matériaux
comme contraires à leur façon d'entendre soit la
courtoisie, soit la vraisemblance. Béroul proteste
avec indignation contre l'assertion des « conteurs »
d'après laquelle Tristaa aurait tué les lépreux aux-
quels Marc avait livré Iseut : un chevalier se salir à
de pareils truands ! fi donc ! Sachez que Tristan n'en
toucha pas un seul, et que l'écuyer Gorvenal se borna
à les mettre en fuite en en frappant quelques-uns de
TRISTAN ET ISEUT. l5o
leurs béquilles (1). Béroul et la source d'Eilhart
racontent naïvement l'histoire du cheveu apporté
par l'hirondelle dans la salle du roi Marc, et le
voyage aventureux de Tristan à la recherche de la
belle aux cheveux d'or ; mais Thomas (traduit par
Gotfrid) ne peut admettre un pareil conte : « On
ht qu'une hirondelle avait volé de Cornouailles en
Irlande et avait trouvé là un cheveu de femme qu'elle
rapporta pour son nid. Où a-t-on jamais vu une hiron-
delle se donner tant de peine^ et aller chercher au
delà des mers des matériaux qu'elle trouve en abon-
dance autour d'elle? Et qui croira que Tristan se soit
alors embarqué au hasard, sans savoir combien de
temps il resterait en mer, ni même qui il devait cher=
cher? Celui qui a écrit de pareilles rêveries avait sans
doute quelque injure à venger sur les livres (2).» Mais
ces accès de critique sont, par bonheur, fort inter-
(1) Il est curieux de voir que ce scrupule délicat n'était pas venu
à l'auteur du poème suivi par Eilhart : il fait très bien assommer
par Tristan les « meseaus » qui emmenaient la reine.
(2) Nous avons parlé plus haut du ruisseau qui, dans les anciens
récits, traversait la chambre dTseut : les poètes plus récents le font
passer non dans la chambre de la reine, mais devant son appar-
tement. Tristan y jetait des morceaux de bois où Iseut reconnaissait
tout de suite sa main, car il était aussi habile à tailler le bois qu'à
tous les autres arts : nos poètes veulent qu'il y eût gravé un T et un 1,
ou au moins une croix. De même Marie de France raconte qu'il
avait écrit son nom sur la baguette de coudrier qu'il jeta un jour
devant les pieds d'Iseut, tandis qu'à l'origine la baguette enlacée
par le chèvrefeuille était à elle seule un symbole et un appel.
156 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
mittents : aucun de ces poètes si exigeants sur la
courtoisie ne trouve à redire à ce qu'Iseut fasse tuer
Brangien pour la récompenser de son sacrifice ; ces
rationalistes croient fermement à l'effet du « boire
amoureux», et le même Thomas, qui n'admet pas
que les hirondelles transportent des cheveux de
femme d'un rivage à l'autre, raconte sans scrupule
l'histoire féerique du chien Petitcru.
Les poètes français ne se bornent pas à écarter çà
et là ce qui choque leur éducation ou leur bon sens :
ils ajoutent à leurs sources des traits qu'ils jugent de
nature à rendre leurs récits plus intéressants ou leurs
héros plus sympathiques. Dans le poème de Béroul et
dans le poème^ très voisin, qu'a suivi Eilhart, Tris-
tan n'est pas seulement un archer incomparable
et un terrible joueur d'épée : il manie la lance,
et renverse dans un tournoi les meilleurs chevaliers
de la Table Ronde. Ce qui est plus grave, son
amour n'est plus seulement l'amour sauvage et pas-
sionné des légendes celtiques, qui remue si étrange-
ment l'âme parce qu'il jailht de ses profondeurs les
plus intimes et les plus mystérieuses : c'est déjàl'amour
(( courtois », l'amour conventionnel et réglementé qui
trouvera son expression complète dans la liaison de
Lancelot et de Guenièvre. Iseut croit que Tristan,
sommé de s'arrêter au nom de celle qu'il aime, n'a pas
immédiatement obéi, et elle le chasse de sa présence
TRISTAN ET ISEUT. 157
pour ce manquement aux règles d'amour, comme Gue-
nièvre tourne le dos àLancelot, qui vient de la sauver,
parce qu'il a hésité un instant à accepter pour elle
l'apparence du déshonneur. Cette évolution du type
barbare et primitif du héros breton vers le type du
parfait chevalier français se poursuit dans le poème de
Thomas et trouve son accomplissement dans le roman
en prose, où Tristan est devenu absolument l'émule et
le pareil des Lancelot et des Palamède. Ne nous plai-
gnons pas trop de ce manque de sympattiie, chez nos
poètes, pour les traits de la vieille histoire qui précisé-
ment nous attirent le plus : ils en ont encore laissé
subsister assez pour que notre imagination, guidée par
la critique, puisse la restituer dans sa physionomie
originaire, et c'est au travail d'accommodation qu'elle a
subi entre leurs mains que cette histoire, trop en de-
hors des mœurs et des sentiments du moyen âge che-
valeresque pour être adoptée par lui telle quelle, doit
en somme de nous avoir été conservée.
D'ailleurs, — et c'est là la gloire que peut revendi-
quer notre langue, sinonpeut-être notre race, —parmi
ces diascévastes qui ont arrangé les récits antiques au
goût des Français du xif siècle, il s'est trouvé un
vrai poète, j'oserais dire un grand poète si chez lui
l'expression répondait toujours à l'inspiration, et s'il
ne gâtait souvent par des enfantillages, par des subti-
lités et surtout par des redites les délicatesses de son
158 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
sentiment et les finesses de sa psychologie : c'est Tho-
mas, Thomas de Bretagne, comme l'appelle Gotfrid,
dont nous ne savons rien, si ce n'est qu'il était Anglo-
Normand, et par conséquent sans doute d'origine
anglaise. Cette origine devient très vraisemblable si
on le compare à un Français du même siècle, par
exemple à son illustre contemporain le Champenois
Chrétien de Troies : ce sont bien deux génies diffé-
rents qui nous parlent dans ces deux poètes. Le Fran-
çais s'attache surtout à rendre son récit intéressant,
amusant même^ pour la société à laquelle il est destiné ;
il est « social », voire mondain ; il sourit des aventu-
res qu'il raconte et laisse finement entendre qu'il n'en
est pas la dupe; il s'attache à donner à son style une
constante élégance, un poli uniforme sur lequel étin-
cellent çà et là des mots spirituellement aiguisés :
avant tout il veut plaire, et pense à son public plus
qu'à son sujet. L'Anglais sent avec les héros de son
récit ; son cœur est intéressé aux peines et aux joies
du leur; il cherche jusqu'au fond de leur âme pour en
découvrir les replis cachés ; son style, embarrassé et
souvent obscur quand il s'applique au récit d'aven-
tures qui au fond ne l'intéressent pas, devient vivant
et nuancé quand il essaie de rendre les sentiments in-
times, qui seuls le touchent ; il écrit pour lui-même
et pour ceux qui ont les mêmes besoins d'émotion que
lui, bien plus que pour un public sensible surtout au
TRISTAN ET ISEUT. 159
talent du conteur et indifférent au sujet du conte. 11
est malheureux que nous ne puissions pas comparer le
Tristan de Chrétien et celui de Thomas ; nous pou-
vons du moins nous représenter la différence que
nous offriraient les deux œuvres : le poète champenois
nous présenterait, gracieusement posée sur un bril-
lant « tailloir » et ciselée d'une main habile et légère,
la coupe où les deux amants burent le breuvage
d'amour; le poète anglo-normand l'a vidée, et nous
sentons encore trembler dans ses vers l'ivresse que son
cœur y a puisée.
Qu'on me permette de donner ici la traduction de
quelques passages empruntés à la fin du poème de
Thomas ; j'espère qu'elle conservera quelque chose du
charme pénétrant des vers du vieux conteur anglo-
normand.
Tristan a été blessé d'un glaive empoisonné :
Tristan fait appareiller ses plaies et chercher des médecins ;
on lui en amène en nombre, mais aucun ne sait g'uérir ce
venin, car ils ne le découvrent même pas. Ils ne savent faire
aucun emplâtre qui l'attire au dehors ; ils ont beau battre et
broyer leurs racines, cueillir leurs herbes, mêler leurs potions,
ils n'aident en rien le patient. Tristan ne fait qu'empirer. Le
venin se répand par tout son corps et le fait enfler dehors et
dedans ; il devient noir et livide ; ses os commencent à se décou-
vrir. Il sent qu'il va perdre la vie s'il n'est secouru au plus tôt,
qu'aucun d'eux ne peut le panser et qu'il lui faudra mourir.
Cependant, si la reine Iseut était làj elle le g-uérirait; mais il
160 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
ne peut aller à elle : un voyag-e en mer le tuerait, et en Cor-
nouailles il a des ennemis cruels. Iseut non plus ne peut venir
à lui : il ne voit pas qu'il puisse guérir. Il souffre cruellement
de son état de lang-ueur et de sa plaie; le venin l'angoisse
durement. En secret il mande Kaherdin (le frère de sa femme
Iseut aux blanches mains) ; il veut s'ouvrir à lui, car entre eux
règne la plus loyale amitié. Il ordonne que tout le monde
sorte de la chambre ; dans la maison même il ne doit rester
qu'eux deux. Iseut, sa femme, se demande en son cœur ce
qu'il a dans l'idée : voudrait-il quitter le siècle et devenir
moine ? Elle en est gTandement troublée. Elle va s appuyer,
en dehors de la chambre, contre la paroi qui touche au lit, car
elle veut écouter l'entretien; elle fait faire sentinelle, pour ne
pas être surprise, par un serviteur dévoué.
Pendant qu'elle se tient ainsi, Tristan, rassemblant ses
forces, se redresse et s'appuie à la muraille. Kaherdin est
assis près de son ht; tous deux pleurent tendrement : ils re-
g-rettent leur bonne compagnie, séparée après si peu de
temps, et leur g-rande amitié et leurs amours; ils ont le cœur
plein de douleur et de pitié, d'angoisse et de peine; l'un se
lamente pour l'autre, ils pleurent, ils mènent grand deuil en
pensant à la fin de leur amitié si noble et si loyale. Tristan
dit enfin à Kaherdin : « Écoutez, ami. Je suis ici un étranger,
je n'ai ni ami, ni parent, excepté vous seul; tout le bien que
j'ai eu dans cette contrée m'est venu de vous. Si j'étais dans
mon pays, je crois que je pourrais g'uérir ; mais ici, beau doux
compag'non, je perds la vie faute d'aide; il me faut mourir,
car personne n'es.t en état de me guérir, fors la reine Iseut :
elle en a le pouvoir, pourvu qu'elle en ait le vouloir. Mais,
beau compagnon, je ne sais comment faire, comment arriver
à ce qu'elle le sache... Si j'avais qui voulut aller lui porter mon
message, je serais sauvé; j'ai la confiance que rien ne l'em-
pêcherait de me secourir, tant est fort l'amour qu'elle me
porte. Je ne vois qu'une ressource, et c'est à vous, compagnon,
TRISTAN ET ISEllT. 461
que je m'adresse. Par amitié, par générosité, faites ce mes-
sag^e pour moi... et je vous jure, si vous entreprenez ce
voyage, que je deviendrai votre homme lige et vous aimerai
par-dessus tous les hommes. » Kaherdin voit Tristan pleurer
et gémir; il en a le cœur serré et répond doucement : « Beau
compagnon, ne pleurez pas : je ferai ce que vous voudrez.
Oui, ami, pour vous guérir et vous soulager, je m'exposerai
à la mort... Dites ce que vous voulez lui mander, et je ferai
aussitôt mes apprêts. » Tristan répond : « Merci! Or écoutez-
moi. Prenez cet anneau : c'est une enseigne entre nous.
Quand vous arriverez là-bas, allez à la cour comme un mar-
chand et présentez-lui des étoffes de soie. Faites qu'elle voie
cet anneau : elle cherchera aussitôt un moyen de vous parler
en secret. Saluez-la de ma part : mon cœur lui envoie tant
de saints qu'il n'en reste plus pour moi. Mon salut à moi est
entre ses mains ; si elle ne me le rapporte pas, je mourrai dou-
loureusement. Faites-lui bien connaître ma langueur et le
mal dont je souffre. Dites-lui qu'elle vienne me soulager;
dites-lui qu'elle se souvienne des plaisirs que nous avons eus
ensemble, et des grandes peines et des tristesses, et des joies
et des douceurs de notre amour loyal et tendre. Rappelez-lui
la plaie qu'elle me guérit jadis, et le breuvage que nous
bûmes ensemble sur mer : c'est notre mort que nous y avons
bue... Saluez aussi Brangien, parlez-lui de mon mal, dites-
lui que je meurs si l'on ne m'aide bientôt... Hâtez-vous, cher
compagnon, et revenez vite; car, si vous tardez, vous ne me
trouverez plus. Prenez un terme de quarante jours et rame-
nez Iseut avec vous. Gelez bien tout ce que je vous dis, sur-
tout à votre sœur : qu'elle ne se doute pas de notre amour;
vous direz que vous allez chercher un médecin pour guérir
ma plaie. Vous emmènerez ma belle nef, et vous prendrez
avec vous deux voiles, l'une blanche et l'autre noire. Si vous
ramenez Iseut, mettez au retour la voile blanche, et si vous
ne la ramenez pas, cinglez avec la voile noire. Je n'ai plus
14
162 POÈMES ET LÉGEiSDES DU MOYEN AGE.
rien à vous dire : Dieu vous conduise et vous ramène sain et
sauf! » Il soupire, il pleure, il gémit; Kaherdin pleure aussi,
le baise et prend congé. Kaherdin fait ses apprêts : au pre-
mier bon vent il s'embarque. Ils lèvent les ancres, ils dressent
le mât, ils cinglent par une douce brise, ils tranchent les
vagues hautes et profondes. Kaherdin emporte avec lui de
précieuses marchandises, des draps de soie teints de belles
couleurs, de la riche vaisselle de Tours, du vin de Poitou, des
gerfauts d'Espagne : c'est par ce moyen qu'il pense arriver
auprès d'Iseut. Il fend la mer et vogue à pleine voile vers
l'Angleterre ; il court huit jours et huit nuits avant d'y arriver.
Le courroux d'une femme est redoutable ; chacun fait bien
de s'en garder. Là où elle aura le plus aimé, c'est là qu'elle
se vengera le plus cruellement. Comme leur amour vient
rapidement, rapidement aussi vient leur haine, et leur ini-
mitié, quand elle est venue, dure plus que leur amitié. Elles
savent parfois modérer l'amour, elles ne savent pas tempérer
la haine... Iseut aux blanches mains se tient debout contre
la muraille : elle a entendu toutes les paroles de Tristan ; elle
connaît son amour et s'en indigne dans son cœur : elle sait
maintenant pourquoi il est si froid avec elle, lui qu'elle a tant
aimé. Elle retient bien ce qu'elle a entendu ; elle n'en fait nul
semblant, mais dès qu'elle le pourra, elle se vengera cruelle-
ment sur ce qu'elle aime le plus au monde. Dès qu'on rouvre
les portes, elle rentre dans la chambre ; elle continue à servir
Tristan et à lui faire belle chère, elle lui parle doucement,
l'embrasse souvent et baise ses lèvres pâlies ; mais elle pense
toujours à sa vengeance. Elle demande souvent quand
Kaherdin reviendra avec le médecin qu'il doit ramener : ce
n'est pas par un intérêt sincère qu'elle s'en informe ; elle
attend l'occasion de se venger.
Kaherdin arrive à Londres, et Iseut la blonde, dès
TRISTAN ET ISEUT. 163
qu'elle Ta entendu, s'embarque sur son navire. Après
quelques jours d'une traversée heureuse, en vue des
côtes de Bretagne, une tempête les surprend, et Iseut
croit que le vaisseau va périr.
Iseut s'écrie : « Hélas! malheureuse! Dieu ne veut pas que
je vive assez pour voir Tristan mon ami : il veut que je sois
noyée ici. Tristan, si je vous avais parlé une fois encore, je
m'en soucierais peu. Bel ami, quand vous le saurez, vous ne
vous en consolerez pas. La douleur de ma mort, jointe à la
lang-ueur dont vous souffrez, vous empêchera de guérir. Si je
ne vous ai pas sauvé, c'est Dieu qui ne l'a pas voulu, et c'est
le seul regret que j'aie... Ma mort ne m'est rien : puisque
Dieu la veut, je l'accepte : mais, ami, quand vous la saurez,
vous mourrez, je le sais bien. Notre amour est ainsi fait que
vous ne pouvez mourir sans moi et que je ne puis périr sans
vous. Je vois votre mort devant moi en même temps que la
mienne. Ami, je me vois frustrée de mon seul désir: je pen-
sais mourir dans vos bras, être ensevelie dans votre cercueil;
mais nous y avons failli. Je vais mourir seule et, sans vous, dis-
paraître dans la mer... Mais je m'en console doucement en
songeant que peut-être vous ne saurez pas ma mort : qui vous
l'apprendrait? Vous pourrez vivre longtemps encore, attendant
toujours ma venue. S'il plaît à Dieu, vous g^uérirez même, et
c'est ce que je désire le plus. Peut-être devrais-je plutôt le
craindre: après moi vous aimerez une autre femme, vous
aimerez Iseut aux blanches mains. Je ne sais ce qui sera
de vous ; pour moi, ami, si je vous savais mort, je ne vivrais
guère après. Puisse Dieu faire ou que j'arrive à temps pour
vous guérir, ou que nous mourions tous deux dans une même
angoisse !... »
Cependant à la tempête succède un calme qui re-
164 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
tient longtemps le navire en mer ; le vent commence
enfin à fraîchir, et la nef est bientôt en vue des côtes
de Bretagne.
Tristan est plein de douleur ; il se plaint, il soupire, il
pleure, il s'agite pour Iseut qui ne vient pas. Au milieu de ses
tourments, sa femme se présente devant lai ; elle va exécuter
sa ruse : « Ami, dit-elle, Kaherdin arrive ; j'ai vu sa nef
en mer qui avance à grand'peine. Je l'ai bien reconnue :
puisse-t-elle apporter ce qui doit vous guérir ! » Tristan tres-
saille : « Belle amie, vous avez bien reconnu la nef ? Or dites-
moi : comment est la voile. » Elle dit : « Je Fai bien vue : la
voile est toute noire ; ils Font ouverte et dressée, car ils ont
peu de vent. » Tristan sent une douleur perçante; il se tourne
vers la muraille et dit : a Adieu, Iseut! Vous ne voulez pas
venir à moi ; il faut donc que je meure par désir de vous.
Je ne puis retenir ma vie plus longtemps ; je meurs pour
vous, Iseut, belle amie. Vous n'avez pas eu pitié de ma souf-
france, mais de ma mort vous aurez douleur, et ce m'est,
amie, grande consolation de penser que vous aurez pitié de
ma mort. » Il dit trois fois : « Iseut, amie ! » A la quatrième
il rendit l'âme. — Alors par la maison pleurent les chevaliers,
les compagnons de Tristan. On l'ôte de son lit, on Tétend sur
un riche tapis, on le couvre d'une riche étoffe de soie ornée
de rouelles d'or.
Le vent se lève sur la mer et frappe la voile en plein miheu ;
la nef aborde bientôt. Iseut débarque. Elle entend dans la rue
les grandes plaintes, elle entend sonner les cloches dans les
églises; elle demande quel événement s'est produit, pourquoi
ces sonneries, pourquoi ces pleurs. Un vieillard lui dit : « Belle
dame, nous avons la plus grande douleur qui se soit jamais
vue. Tristan le preux, le franc, est mort. Il était large aux
besogneux, secourable aux souffrants : c'est le plus grand
TRISTAN ET ISEUT. 165
désastre qui soit jamais arrivé à cette contrée. » Iseut l'en-
tend, elle ne peut dire une parole. Elle suit la rue, désaffu-
blée (1) ; elle monte droit au palais. Les Bretons la reg-ardent
et s'émerveillent : jamais ils n'avaient vu une femme d'une
telle beauté ; ils se demandent qui elle est, d'où elle vient.
Elle arrive où est le corps, elle se tourne vers l'Orient et fait
une triste prière : « Ami Tristan, je vous vois mort, je ne puis
vivre après vous. Vous êtes mort par amour pour moi, et je
meurs par tendresse pour vous... Ami, ami, si j'étais arrivée
à temps, je vous aurais rendu la vie : je vous aurais parlé dou-
cement de l'amour qui a été entre nous, j'aurais plaint notre
aventure, je vous aurais rappelé nos grandes joies et nos
grandes douleurs, je vous aurais baisé et embrassé. Puisque
je n'ai pu vous guérir, je vais mourir avec vous...» Elle le
prend dans ses bras, elle s'étend auprès de lui, elle lui baise
la bouche et la face, elle le serre étroitement : corps contre
corps, bouche contre bouche, elle rend ainsi son âme, elle
meurt auprès de lui pour la douleur de son ami.
Thomas termine ici son écrit ; il y salue tous les amants,
ceux qui sont pensifs et ceux qui sont heureux, les mécontents
et les désireux, ceux qui sont joyeux et ceux qui sont troublés,
tous ceux qui entendront ces vers... Puissent-ils y trouver
consolation contre l'inconstance, contre l'injustice, contre le
dépit, contre la peine, contre tous les maux d'amour !
Le poème de Thomas a été tidèlement traduit par
Gotfrid de Strasbourg; nous ne pouvons malheureuse-
ment comparer la copie à l'original que dans deux
très courts passages, le poète alsacien n'ayant pas
mené son œuvre jusqu'à la partie à laquelle se rap-
(1) Sans manteau et sans guimple (voile de flne toile dont les
femmes s'entouraient la tête).
166 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
portent presque tous les fragments conservés du poète
anglo-normand. Gotfrid avait une âme moins sensible
et moins vibrante que celle de Thomas ; il a enchéri
sur l'élégance et la courtoisie de celui-ci : il ne paraît
pas avoir pénétré aussi profondément que lui dans le
cœur de ses personnages; je ne crois pas qu'il eût
donné à ces douloureux et poétiques épisodes de la fin
du poème la grâce et l'émotion dont Thomas a su les
pénétrer. Mais nous devons lui être 1res reconnaissants,
car c'est grâce à lui que nous pouvons nous faire une
idée de la première partie de l'œuvre du poète anglo-
normand, non seulement dans son contenu général
(l'abrégé norvégien nous la fait, à ce point de vue, suffi-
samment connaître), mais encore dans le détail de son
exécution. Nous lui devons aussi d'avoir suscité la ré-
novation de Wagner; car sans Gotfrid et sesrenouve-
leurs modernes, il n'est pas probable que l'attention du
grand dramaturge se fût portée sur ce sujet. Les roman-
tiques allemands ont étudié le moyen âge avec beau-
coup plus de sérieux et de passion que les romantiques
français : pendant que nos vieux poèmes gisaient dans
la poussière des bibliothèques ou n'occupaient, comme
ils font encore pour la plupart, que la curiosité de
quelques érudits, les Allemands publiaient les leurs,
les traduisaient en vers, les imitaient de mille façons,
et en répandaient dans le grand public la connaissance
et l'admiration. Ils attribuaient à beaucoup d'entre
TRISTAN ET ISEUT. 167
eux, au début, une originalité qu'ils n'ont pas, et re-
gardaient parfois comme des monuments du génie
national de simples traductions du français : cette er-
reur, aujourd'hui dissipée, et excusable par le peu de
soin que nous mettions à faire valoir nos titres de
propriété, a été profitable, en ce sens que les artistes
modernes ont fait revivre plus d'une vieille légende
venue de France parce qu'ils la croyaient entièrement
ou presque entièrement germanique.
Wagner a connul'histoire de Tristan dansles traduc-
tions de Gotfrid et de ses continuateurs faites par
Kurtz et Simrock ; il s'est enthousiasmé pour la donnée
qui en est l'âme, et il Fa réduit elle-même à cette
donnée, ramenée à ses éléments les plus simples;
il a élagué toute la frondaison touffue, toute la riche
floraison qui s'épanouissait autour de la tige. A part
cette simplification un peu excessive, qui donne à son
drame, par endroits, quelque chose de contracté et
d'elliptique, il a pratiqué plusieurs changements, que
je n'ai pas ici à juger au point de vue du théâtre et de
la musique, mais qui ne sont pas tous heureux au point
de vue purement poétique.
Le premier acte, qui se passe sur le vaisseau où
Tristan ramène Iseut d'Irlande en Cornouailles, est
d'une puissance extrême et d'une vraie originalité :
Iseut et Tristan s'aiment sans se le dire, sans le savoir;
Iseut croit n'avoir que de la haine pour l'ennemi de
168 POÈMES ET LEGENDES DU 3I0YEN AGE.
son pays, qui a tué son fiancé Morhoiit (son oncle dans
les poèmes), et qui l'emporte elle-même, otage de paix
et proie du vainqueur, à l'époux inconnu dont il est le
serviteur fidèle. Elle veut partager avec lui un breuvage
de mort, et c'est Brangien qui, ne pouvant se résoudre
à exécuter l'ordre terrible, leur verse le breuvage
d'amour, non moins sûrement, mais plus lentement
mortel. Le vieux symbole de la légende, qui paraît
forcément un peu puéril à des lecteurs et surtout à des
spectateurs d'aujourd'hui, se rajeunit ainsi et sïm-
prègne d'une poésie nouvelle; toutefois il est visible
que, du même coup, il perd de son antique significa-
tion : si Tristan et Iseut s'aiment avant d'avoir vidé la
coupe, elle n'est plus un emblème suffisant de la fatalité
et de l'irresponsabilité de leur amour.
Le second acte consiste uniquement en trois scènes :
l'entrevue des amants, où leur passion s'exprime d'une
façon bien éloignée de la simpficité naïve des anciens
récits, la survenue du roi Marc et ses reproches
empreints d'une dignité touchante, la blessure de
Tristan par son ennemi Melot, en qui Wagner réunit
tous ceux qui, dans les vieux récils, conspirent contre
le bonheur des amants. Ainsi, de ce qui forme une
partie considérable de l'ancienne histoire, les ruses de
l'épouse coupable et de son amant pour arriver à se
voir en secret, les fréquentes surprises dont ils sont les
victimes, leur séparation, leurs épreuves de tous
TRISTAN ET ISEUT. d 69
genres, Wagner n'a gardé que ce résumé pour ainsi
dire schématique. Assurément, une bonne partie de
ces épisodes risquait de faire perdre au poème le ton
pathétique oii l'auteur, avec toute raison, voulait le
maintenir, et plus d'un tombait presque dans le domaine
du fableau; mais on peut regretter que la situation de
deux êtres voués, par leur faute même, à la dissimu-
lation et à la souffrance, soit à peu près complètement
laissée dans l'ombre, et aussi que certaines* parties
profondément poétiques de l'histoire n'aient pas été
renouvelées par le grand magicien de la musique
moderne. Quel parti n'aurait-il pas pu tirer de la vie
des deux amants dans la forêt, quand, libres enfin des
conventions et des lois qui étouffent leur amour, ils le
laissent s'épanouir en pleine nature au milieu du con-
cert des oiseaux et des fontaines, sous le toit des grands
arbres et sur le tapis des mousses épaisses!
Le troisième acte, malgré l'étonnante beauté du
motif de la chanson du pâtre, évoquant dans l'âme de
Tristan tous les souvenirs de sa vie et tous les pres-
sentiments de sa mort, reste au-dessous delà concep-
tion légendaire. Tristan, dans celle-ci, meurt « de
désir » quand il croit qu'il ne reverra pas Iseut : chez
Wagner il meurt d'émotion en la revoyant ; l'Iseut du
moyen âge dit à son amant quelques paroles de
suprême adieu et meurt : l'Iseut moderne se relève
pour adresser à Tristan mort un dithyrambe assuré-
170 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
ment très poétique, mais où la sombre philosophie qui
esl au fond de toute l'œuvre s'exprime un peu trop
clairement. Le nirvana dans lequel Iseut a soif
d'anéantir sa « volonté de vivre » l'éloigné vraiment
trop de Tristan pour la rapprocher de Schopenhauer :
« Dans le retentissement — des ondes éthérées, —
dans la respiration — du souffle du monde, — me
noyer, — me perdre, — inconsciente, — suprême
volupté! » Telles sont les dernières paroles d'Iseut;
elles sont belles à leur façon, mais en quoi sont-elles
d'une amante? J'aime mieux celles que lui prête Tho-
mas, et j'aime encore mieux peut-être les quelques
vers courts et secs d'Eilhart : a Quand la reine arriva
sur la plage et entendit les cris de douleur, elle en eut
le cœur serré : Malheur à moi aujourd'hui et toujours!
dit-elle, Tristan est mort! Elle ne pâlit, ni ne rougit,
elle ne pleura pas... Elle releva le drap qui le couvrait
et recula un peu le corps; elle s'étendit sur la couche
à côté du preux et mourut aussitôt. »
L'œuvre de Wagner est animée depuis le commen-
cement jusqu'à la fin d'un souffle haletant et comme
fiévreux, qui en secoue la forme comme il en tour-
mente la pensée ; ses plus grands admirateurs recon-
naissent qu'il y a dans l'effet qu'elle produit quelque
chose de « pathologique » . Son poème est comme un
torrent qui se précipite des montagnes pour s'engloutir
presque aussitôt dans la mer, se heurtant avec violence
TRISTAN ET ISEUT. 171
contre les rochers et remplissant l'air de son écume et
de son fracas. L'ancien roman était comme un fleuve
par moments tumultueux, et courant aussi vers l'abîme
fatal, mais s'épandant çà et là dans de riantes vallées,
se glissant sous l'ombre sacrée des hautes forêts,
s'élargissant par endroits en nappes ensoleillées. L'un
et l'autre ont jailli de la même source, à laquelle ils
doivent la force de leur courant, l'abondance intaris-
sable et la saveur puissante de leurs eaux : l'amour,
dont aucune œuvre humaine, en aucun temps, et en
aucun pays, n'est aussi profondément pénétrée que la
légende de Tristan et Iseut.
m
l'amour dans TRISTAN ET ISEUT
L'amour qui fait l'inspiration de notre légende est un
amour illégitime, dont le caractère coupable est encore
aggravé par les circonstances où il se produit : Iseut
est reine, et par là même, devant l'exemple aux autres
femmes, est astreinte à un plus grand respect de
la loi fondamentale des sociétés qui ont le mariage
pour base; Tristan est le neveu du roi Marc, qui l'a
toujours traité comme un fils; ila été chargé par leroi
de lui ramener sa fiancée et a contracté ainsi une
obligation d'honneur particulièrement stricte. Cepen-
dant, avant même de remettre à son oncle l'épouse qui
^72 POÈMES ET LÉGENDES DU 3I0YEN AGE.
lui a été confiée, il a manqué et Fa fait manquer au
devoir ; plus tard, tous deux continuent à tromper le roi,
abusant de son affection même et de sa crédulité, et,
malgré leurs protestations et quelques faibles essais
de résipiscence, retombent dans les bras l'un de l'autre
dès que se présente une occasion que sans cesse ils
s'attachent à faire naître. Il semble qu'il n'y ait rien
de plus odieux qu'une telle conduite, et qu'une poésie
qui est non une poésie purement lyrique, expres-
sion des aspirations individuelles, mais une poésie
épique, organe des sentiments généraux, devrait
la flétrir au lieu de la célébrer. C'est cependant
tout le contraire qui arrive : il est certain que
déjà les chants et les récits celtiques étaient pro-
fondément sympathiques aux amants coupables;
quant aux poèmes français, ils prennent constamment
et sans réserve parti pour eux : non seulement
Tristan et Iseut semblent dans leur droit, mais ceux
qui contrarient leurs amours, qui essaient d'éclairer
le roi, qui dénoncent cette trahison commise envers
lui par les deux êtres qu'il aime le mieux et auxquels
il accorde le plus de confiance, sont regardés comme
des félons et des traîtres, et les poètes applaudissent
sans l'ombre d'un scrupule aux cruelles vengeances
que Tristan tire d'eux.
Il ne faut pas s'étonner outre mesure, chez les
metteurs en œuvre, de cette sorte de paralysie ou de
TRISTAN ET ISEUT. 173
perversion du sens moral. C'est le propre de tous les
conteurs des époques encore peu conscientes d'être les
esclaves de leur « matière », de se placer, dans un récit,
au point de vue exclusif du personnage qui en est le
héros. La même Marie de France qui vante « l'amour
fine » de Tristan et de la reine nous montrera dans
d'autres lais, oii l'intérêt s'attache au mari, l'adultère
sous les plus noires couleurs. Il en était ainsi dans l'anti-
quité : les ruses d'Odysseus semblent admirables à
Homère, parce qu'il est le héros de son poème; em-
ployées par un adversaire, elles seraient flétries avec
indignation. L'histoire du trésor de Rhampsinite, que
les Égyptiens racontaient déjà à Hérodote, est l'épopée
du vol et de la rébellion, et le héros, toujours applaudi
par les conteurs qui chez tous les peuples depuis des
siècles redisent ses exploits, finit par épouser la fille
du roi qu'il a pillé et déshonoré et par devenir roi à sa
place, sans que l'honnêteté fasse entendre aucune
protestation. Les poètes français ne sont donc pas
directement responsables de leur attitude immorale
en face des amours de Tristan et d'Iseut: ils n'ont fait,
comme je l'ai déjà indiqué, que suivre docilement
leur matière.
Mais cette matière elle-même, cette légende née
chez des peuples à demi barbares, comment se fait-il
qu'elle fût consacrée à la glorification d'un amour
aussi contraire aux lois qui régissent la famille, et qui
474 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
sont souvent plus sacrées dans les civilisations primi-
tives que dans les sociétés avancées, où l'individua-
lisme s'arroge des droits inconnus aux anciennes
organisations humaines? On pourrait alléguer l'origine
mythique de la légende : Tristan et les deux Iseut sont
des dieux, c'est-à-dire des phénomènes naturels per-
sonnifiés, et ils n'ont pas plus de morale et de respon-
sabilité que Kronos dévorant ses enfants ou Zeus
amant de sa sœur. Mais la donnée mythique, si elle est
réelle, appelait peut-être la double union de Tristan ;
elle ne demandait pas que la première fût un adul-
tère : dans l'histoire de Paris et d'iEnone, qui res-
semble à la nôtre, JEnone n'a pas de mari. La vieille
légende a un sens plus profond, et c'est par là qu'elle
a mérité de vivre et de tenir sa place parmi les grandes
créations de l'humanité. Aux lois sociales, aux con-
ventions nécessaires qui règlent les rapports des
hommes et qui frappent de châtiment ou de réproba-
tion les actes qui les violent, elle oppose une loi plus
ancienne et en même temps moins changeante, cette
« loi non écrite » qui dicte ses arrêts au fond des cœurs
et qui, quand elle apparaît dans son éternelle réalité,
réduit à néant les lois promulguées par les hommes.
Au-dessus des devoirs ordinaires, notre légende pro-
clame le droit qu'ont de s'appartenir malgré tous les
obstacles deux êtres que pousse l'un vers l'autre un
invincible et inextinguible besoin de s'unir. Cette
TRISTAN ET ISEUT. 175
nécessité, qui seule les justifie^ elle l'a exprimée par le
symbole à la fois enfantin et profond du « boire amou-
reux » : une fois la coupe fatale partagée, Tristan et
Iseut ne sont plus libres ni envers eux-mêmes, ni l'un
envers l'autre, et sont libres de tout envers le monde;
pour accomplir leur destinée, ils brisent toutes les
barrières et foulent aux pieds tous les devoirs, suivis,
dans leur marche triomphale et douloureuse, par
l'ardente sympathie de la poésie, dont la mission est
d'exprimer ce qui sommeille inconscient dans les cœurs,
de délivrer l'âme des liens qu'elle sent obscurément
peser sur elle. C'est en somme, on le voit, la théorie
du droit de la passion , chère aux romantiques, la théorie
du droit de l'expansion individuelle, chère à des poètes
et à des penseurs contemporains. Cette théorie, sous
quelque forme qu'elle se présente, est aussi périlleuse
que séduisante, mais elle constitue, avec la théorie
opposée du devoir et de la soumission, un des pôles
entre lesquels oscillera éternellement la vie morale de
l'humanité. Le grand danger qu'elle otïre, c'est que,
faite pour des natures et pour des situations exception-
nelles, elle peut être et elle est souvent invoquée en
dehors des conditions qui seules pourraient la faire
admettre : ces conditions, les poètes les imaginent
sans peine, mais elles se rencontrent rarement dans
la vie, et on est trop facilement porté à les croire réa-
lisées pour soi . Dans notre légende , le breuvage d'amour
176 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
sauve la responsabilité des héros en les liant à leur
insu pour toujours, et permet si bien de les absoudre
et de les plaindre que le roi Marc lui-même, quand il
connaît l'origine fatale de leur passion, n'a pour eux
que des larmes et des regrets.
C'est donc, en somme, non seulement l'épopée de
l'amour, mais l'épopée de l'amour adultère que nous
offre la légende de Tristan et Iseut. Et c'est, à vrai
dire, la seule forme que pouvait prendre l'épopée de
l'amour. La poésie lyrique, qui n'exprime ordinaire-
ment que l'aspiration amoureuse, peut s'appliquer à
n'importe quelle forme de l'amour ; mais l'amour con-
forme aux lois sociales ne peut fournir un thème à la
poésie épique que dans sa première phase, avant la
possession qui est son but, que cette possession se
réalise ou ne se réalise pas. L'amour conjugal n'a pas
d'histoire : une fois qu'elle a introduit les époux dans
la chambre nuptiale, la poésie n'a plus rien à nous
dire d'eux, et nous ne voudrions pas entendre ce
qu'elle nous en dirait. Roméo et Juliette^ le seul poème
d'amour qu'on puisse opposer à Tristan et Iseut, sem-
ble offrir un exemple du contraire ; mais le mariage des
amants de Vérone, qui se cachent de leurs parents et
du monde, et qui meurent à cause de ce secret même,
se rapproche des amours défendues par son caractère
furtif et son opposition aux devoirs familiaux. Si
Roméo et Juliette avaient été mariés pubhquement,
TRISTAN ET ISEUT. 177
ni la scène du balcon ni celle du tombeau n'existeraient ;
et si même Roméo avait réussi à arracher Juliette à sa
mort apparente et à l'emmener avec lui, leur histoire
serait terminée là. L'histoire de la possession de deux
êtres l'un par l'autre ne peut fournir un thème à la
poésie que dans l'amour coupable, dans l'amour d'un
homme pour la femme d'un autre, parce que cette
possession, toujours précaire, toujours menacée, soit
parles dangers extérieurs, soit par le changement ou
la lassitude possible, toujours en conflit avec les lois
sociales qu'elle contredit et avec les objections et les
reproches qui sortent du cœur même et de la cons-
cience des amants, cette possession fertile en inci-
dents, en craintes, en surprises, en angoisses, en
rapides enchantements et en déceptions amères, renou-
velle perpétuellement l'intérêt et l'émotion, présente
mille facettes changeantes à l'éclairage de la poésie et
permet seule, en même temps, de montrer dans leur
plein développement et dans leurs rapports variés le
caractère et la façon d'aimer de l'homme et de la
femme. C'est pour cela que l'épopée de l'amour adul-
tère est en même temps la seule épopée de l'amour^
Mais l'amour adultère, quelle que soit son excuse,
et par là même qu'il est en contradiction avec les lois
inflexibles, bien qu'extérieures, qui régissent les so-
ciétés, ne peut être le sujet d'un poème que s'il a un
caractère tragique; autrement il tombe dans la basse
12
178 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
immoralité des vieux fableaux ou de certains romans
modernes, et cesse d'appartenir à la grande poésie.
Pour cette poésie, l'amour adultère, qui ne peut,
comme le fait l'amour conjugal, s'apaiser doucement
sans s'avilir, ni se relâcher sans se dégrader dans son
origine même, a pour condition nécessaire la souf-
france et la mort de ceux qu'il a saisis. La souffrance,
on vient de le voir, y est inséparable delà possession;
la mort en est le seul dénouement possible, qu'elle soit
volontaire ou imposée. La façon dont elle termine^
dans notre légende, les joies et les douleurs des amanls
est particulièrement poétique. Tristan a essayé de
vivre sans Iseut : blessé loin d'elle, il guérirait si elle
venait à lui, et meurt quand il doit renoncer à l'espé-
rer ; Iseut le trouve mort et meurt aussitôt : ils ne
peuvent ni vivre l'un sans l'autre, ni mourir l'un sans
l'autre. C'est cette mort des deux amants, pressentie
dès le commencement de leur aventure, et planant sur
toute leur destinée, qui élève leur légende au-dessus
des incidents parfois vulgaires dont elle se compose,
et transforme l'histoire d'un égarement criminel en un
poème plein de grandeur et de tristesse. Le vieux poète
anglo-normand avait admirablement compris quel
lien indissoluble existait entre le bi'euvage d'amour et
la mort : « C'est notre mort que nous y avons bue »,
fait-il dire à Tristan, repassant les souvenirs de sa vie.
C'est cette pensée que Wagner a saisie, et qui anime
TRISTAN ET ISEUT. 179
son drame d'un bout à Faulre : en partageant avec
Tristan le breuvage d'amour, Iseut croit partager le
breuvage de mort, et, de fait, il semble'^que l'un et
l'autre aient été inséparablement mêlés. La mort,
dans le poème de Wagner, est sans cesse invoquée
par les amants, ses ailes noires les caressent dans la
nuit où ils se cherchent, et elle apparaît dès leur pre-
mière étreinte comme la divinité libératrice à laquelle
ils se sont voués. L'alliance de l'amour et de la mort
n'a jamais été plus intimement conçue que dans ce
sombre drame, où la vie et le jour sont des ennemis
et n'apportent que des douleurs.
A l'expression de pareils sentiments la musique
seule était parfaitement égale. Déjà, nous l'avons vuj
c'est enveloppée de musique que la légende de Tristan
et d'Iseut avait passé des Bretons aux Anglais et aux
Français ; c'est transformée en musique qu'elle a re-
pris de nos jours une vie nouvelle dans l'âme orageuse
et profonde de Richard Wagner. C'est qu'il y a entre
l'amour et la musique une inlime liaison, qui les unit
aussi tous deux à la mort : Famour constitue et la
musique exprime une même aspiration vers l'infîm^
que les paroles ne peuvent rendre, que la conscience
même ne parvient pas à sentir clairement ; l'un et
l'autre éveillent en nous l'idée d'un bonheur au-dessus
de nos forces, sinon de nos désirs, d'un bonheur que
la vie ne peut réaliser, et, par conséquent, l'un et
180 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
l'autre, en nous poussant à sortir des bornes étroites
de notre personnalité passagère et conditionnée, susci-
tent impérieusement en nous la pensée de la mort.
Leopardi Fa dit de l'amour dans des vers immortels,
Sully-Prudhomme l'a dit non moins splendidement de
la musique :
Ton chant s évanouit comme un baiser qui tremble,
Et sous tes doigts tendus, arrêtés tous ensemble,
Expira le dernier accord ;
Et pâle, les yeux clos, la tête renversée,
Stella, tu répondis tout bas à ma pensée :
« Après la mort ! après la mort 1 »
Note additionnelle. — Mon savant confrère et ami H. d'Arbois de
Jubainville, dans un article de la. Revue Celtique (t. XV, p. 405-408),
a contesté le caractère celtique de la conception de l'amour dans
notre légeude tel que j'ai cru pouvoir l'exposer ici : je lui ai som-
mairement répondu dans la Romania (t. XXIV, p. 154).
SAINT JOSAPHAT
I
Le Martyrologe de l'Église romaine, rédigé par l'il-
iuslre cardinal Baronius et imprimé pour la première
fois à Rome en 1583, contient, à la date du 27 novem-
bre, l'article suivant: « Commémoration, chez les In-
diens voisins des Perses, des saints Barlaam et Josa-
phat, dont saint Jean Damascène a écrit les actes
admirables. » La république de Venise possédait de
saint Josaphat une relique insigne, à savoir un mor-
ceau de l'épine dorsale, dont le doge Luigi Mocenigo
fit don, en 1571, au dernier roi de Portugal, le mal-
heureux Sébastien. La relique fut emportée par le
prétendant Antonio, quand ils'enfuit devant Phihppe II,
et son fils Emmanuel l'offrit en 1633 au monastère du
Saint-Sauveur, à Anvers; elle y fut l'objet, en 1672,
d'une « translation » solennelle, et elle y est sans
doute encore vénérée. A Palerme, une église est dé-
diée à saint Josaphat. Sous le nom de Joasaph, — qui
est la forme primitive, — le même saint est honoré
182 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
dans l'Église orthodoxe, aussi bien en Grèce qu'en
Russie et en Arménie.
L'histoire de saint Joasaph et de saint Barlaam est
racontée dans un livre grec, qu'on a longtemps attri-
bué au célèbre Jean de Damas, mais qui a été com-
posé un siècle avant lui, c'est-à-dire dans la première
moitié du vif siècle, au couvent de Saint-Saba, près de
Jérusalem (1). Ce livre, écrit avec un vrai talent, est
une histoire destinée à démontrer la vérité de la reli-
gion chrétienne et à faire entrer dans les âmes l'idée
du renoncement et de l'ascétisme; des paraboles, ani-
mées du même esprit, s'y trouvent intercalées. La
voici, réduite à ses traits essentiels.
Un roi païen de l'Inde, appelé Abenner, persécute
les chrétiens. Il lui naît un fils d'une beauté merveil-
leuse, qu'il appelle Joasaph. Un astrologue annonce au
roi que l'enfant régnera dans un royaume supérieur à
celui de son père, mais qu'il embrassera la religion
dont celui-ci est l'ennemi. Le roi, pour détourner ce
malheur, fait construire un palais magnifique où son fils
doit grandir entouré de beaux jeunes gens, sans jamais
entendre parler de la religion chrétienne, ni de rien qui
puisse le détourner de la joie de vivre : la maladie, la
vieillesse, la mort doivent lui rester inconnues. Mais
(1) C'est ce qu'a démontré M. H. Zotenberg dans son excellente
Notice sur le livre de Barlaam et Joasaph (Paris, Imprimerie nationale,
188G).
SAINT JOSAPHAT, 183
Joasaph, devenu jeune homme, veut sortir de sa pri-
son. Un jour, il rencontre un lépreux et un aveugle,
et il apprend que tous les hommes sont sujets aux ma-
ladies et aux infirmités. Une autre fois, c'est un vieil-
lard décrépit qui se trouve sur son passage, et il apprend
que la vieillesse est inévitable et conduit fatalement à
la mort. Dès lors, le cœur du jeune prince est rempli
de souci : les jouissances de la vie, menacées par de
tels périls et condamnées à finir ainsi, n'ont désormais
pour lui aucun charme ; il ne songe plus qu'à la mort,
nécessité inéluctable, et tombe dans une profonde
tristesse.
Pendant qu'il se livre à ces méditations désespérées,
un moine, le vieux Barlaam, envoyé par Dieu, réussit
à pénétrer auprès de lui en assurant qu'il veut offrir au
prince une pierre d'une vertu merveilleuse. Une fois
seul avec Joasaph, il lui fait connaître à la fois la va-
nité du monde et le salut qu'apporte la religion chré-
tienne : le jeune homme est bien vite conquis par
cet enseignement, appuyé de nombreuses paraboles.
Barlaam lui donne le baptême et la communion, puis
le quitte ; Joasaph mène dans son palais une vie
ascétique.
Instruit de ce qui s'est passé, le roi essaie de
détruire l'œuvre de Barlaam. On découvre un sage
païen, appelé Nachor, qui ressemble à s'y tromper au
moine chrétien. On lui persuade de se faire passer
184 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
pour Barlaam, et de soutenir contre les païens el les
juifs une dispute dans laquelle il défendra le christia-
nisme et se laissera vaincre. Mais Joasaph, averti par
Dieu, déclare au prétendu Barlaam que, s'il est vaincu
dans la dispute, il lui arrachera le cœur et le jettera
aux chiens. Nachor, épouvanté, prend alors son rôle
au sérieux et confond les adversaires du christia-
nisme ; après quoi il se convertit sincèrement et se
retire au désert, oii un ermite le baptise.
Un péril plus grand menace Joasaph. L'enchanteur
Theudas persuade au roi que l'amour des femmes
est ce qui agit le plus puissamment sur les hommes,
et il le lui prouve par le conte qui est devenu dans
Boccace et La Fontaine l'histoire des oies du frère
Phihppe (seulement ici les femmes sont présentées
comme des démons, et non comme des oies, ce qui
vaut assurément mieux). On entoure donc le prince
déjeunes et belles femmes qui parviennent presque à
le séduire ; mais une vision lui montre le ciel et
l'enfer, et, quand il revient à lui, la jeunesse de ces
femmes lui semble « plus puante que la boue et la
pourriture ». Theudas, qui veut lui faire la leçon,
est, au contraire, converti à son tour.
Le roi lui-même finit par embrasser la religion qu'il
abhorrait ; son fils et lui font adopter leur foi par
leurs sujets. Après la mort d'Abenner, Joasaph
renonce au trône, va rejoindre Barlaam au désert, y
SAINT JOSAPHAT. 185
repousse plusieurs assauts de Satan, et meurt peu
après son maître, en odeur de sainteté comme lui.
Cette histoire a charmé le moyen âge. Traduite en
latin peut-être dès le ix^ siècle, elle l'a été plus tard
dans toutes les langues de l'Europe ; rien qu'en fran-
çais, elle a été trois fois mise en vers et a fourni le
sujet de deux compositions dramatiques. Toute sa
beauté, à vrai dire, est dans la première partie ; le
reste est plus banal, et l'interminable discussion théo-
logique entre le faux Barlaam et ses adversaires n'a
pas plus d'intérêt humain que toutes les controverses
du même genre. Mais rien n'est plus de nature à
frapper l'imagination que les scènes qui préparent
l'âme du jeune prince à recevoir l'enseignement de
Barlaam. Si les maux de la vie, si son terme fatal, ne
nous étaient pas familiers dès l'enfance et n'entraient
pas insensiblement avec le reste du monde dans notre
conception des choses, s'ils nous étaient tout à coup
révélés au milieu d'une existence qui n'aurait connu
que des délices, de quel saisissement ne nous frappe-
raient-ils pas ! Quand Joasaph est mis soudain en pré-
sence de ces terribles réalités, jusque-là inconnues
pour lui, de la maladie, de la vieillesse et de la mort,
il se fait dans son âme une révolution à laquelle la
nôtre prend part. Le pieux ascète qui vient le visiter
augmente d'abord son trouble par les belles paraboles
qui lui montrent la misère humaine plus grande
186 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
encore qu'il ne la pressentait, puis il le calme en lui
révélant le remède du mal qui le ronge : il y a pour
l'homme un bonheur durable, mais ce bonheur est
dans une autre vie, et on ne peut l'atteindre qu'en
détruisant en soi tout attachement à celle-ci. Ces dis-
cours, suivis de l'exposition de la doctrine chrétienne,
décident le jeune prince à embrasser la religion qui
lui explique à la fois ce que la destinée humaine
comporte de misère et ce qu'elle contient de gran-
deur et d'espoir illimité.
Cette émouvante histoire, ces paraboles saisis-
santes, que toutes les nations européennes se sont
redites pendant de longs siècles, est-ce l'auteur grec
qui les a inventées (car il est aisé de voir^ malgré le
Martyrologe romain et les «menées» grecs, que nous
avons affaire à un roman, et non à une biographie
authentique) ? On se l'est demandé pendant longtemps :
on avait peine à croire qu'un moine byzantin eût pu
concevoir des iîctions aussi fortes et destinées à avoir
autant de prise sur l'imagination des hommes. Mais
voilà qu'en 1859, dans le numéro du 26 juillet du
Journal des Débats^ — je précise, car c'est vraiment
une date importante, — Edouard Laboulaye ouvrit
sur cette question les horizons les plus vastes et les
plus inattendus. Il avait en effet reconnu que tout le
cadre de l'histoire de Joasaph était simplement celui
de l'histoire du Bouddha : les révélations successives
SAINT JOSAPHAT. 187
qui troublent le fils d'Abenner ne sont autres que les
«trois rencontres» du fils de Souddhodana avec un
malade, un vieillard et un mort, rencontres qui ame-
nèrent le jeune héritier des Çâkya aux méditations d'où
sortit sa doctrine, et qui depuis vingt-cinq siècles sont
célébrées dans les livres sacrés du bouddhisme. Ainsi,
dans l'esprit d'un savant et d'un philosophe qui aimait
les contes autant que les idées, et qui, par un hasard
assez rare, avait lu à la fois Barlaam et Joasaph et le
Lalitavistara^ la chaîne qui, depuis des siècles, parlant
de l'Inde, se déroulait par le monde s'était refermée,
et une étincelle lumineuse avait jailli, rejoignant le
point d'arrivée au point de départ. Le saint Joasaph
des grecs, le saint Josaphat des catholiques, n'était
autre que le Bouddha lui-même, et l'histoire de l'ima-
gination humaine comptait un ironique exemple de
plus de ces «malentendus féconds» qui marquent
chacun de ses pas (1),
Presque en même temps que Laboulaye lançait,
sans y insister, sa précieuse remarque, un savant
allemand, F. Liebrecht, faisait de son côté le même
rapprochement, et l'appuyait sur une comparaison
minutieuse. Il le complétait d'une façon fort intéres-
(1) Il est curieux de noter que dès le xvi^ siècle l'historien portu-
gais Diogo do Gouto avait constaté l'identité du Barlaam et Joasaph
avec la légende du Bouddlia ; mais naturellement il considérait
celle-ci comme une contrefaçon de la légende chrétienne (voy. Zo-
tenberg, p. 63).
188 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
santé en montrant que plusieurs épisodes du roman,
et notamment la plupart des paraboles, n'étaient pas
moins bouddhiques que le cadre. Depuis lors, d'autres
constatations sont venues confirmer la thèse de Labou-
laye et de Liebrecht. On a reconnu notamment que le
nom même de Joasaph n'est que la transformation du
nom de Bodhisattva^ que portait Siddartha avant d'être
devenu le Bouddha. D'autres noms encore, d'autres
traits ont retrouvé leur origine et leur forme première
dans la littérature bouddhique, dont les immenses et
indigestes trésors nous deviennent chaque jour plus
accessibles. Personne n'en doute aujourd'hui : la vie
de saint Joasaph ou Josaphat est une vie du Bouddha
christianisée, et la plupart des paraboles qui l'enri-
chissent appartiennent à l'ancien fonds de l'enseigne-
ment bouddhique.
Mais, ce fait acquis, une question se posait : com-
ment cette vie et ces paraboles étaient-elles sorties de
l'Inde pour arriver dans la cellule du moine palesti-
nien qui, en leur donnant une forme grecque, les a
fait entrer dans la littérature universelle ? Le titre du
livre grec semblait l'indiquer : « Histoire édifiante,
apportée à la ville sainte de la contrée intérieure des
Ethiopiens, qu'on appelle aussi contrée des Indiens. »
C'étaient donc, semblait-il, des Indiens qui avaient
apporté à Jérusalem l'histoire du Bouddha déjà trans-
formée en légende chrétienne, et le moine Jean
SAINT JOSAPHAT. 189
l'avait rédigée en grec, non sans y insérer toute une
partie proprement dogmatique, oii les discussions
tliéologiqnes si actives alors en Orient ont laissé leur
reflet, ce qui a permis de dater l'œuvre avec une exac-
titude à peu près complète. Telle était l'opinion à la-
quelle s'était arrêté M. Zotenberg dans son étude si
savante et si pénétrante, et pour l'étayer il avait rap-
pelé l'existence, sur la côte occidentale de l'Inde,
aux vi^ et vu" siècles, d'une chrétienté nestorienne
assez nombreuse. C'est dans cette chrétienté qu'on
aurait adapté à la religion du Christ l'histoire de
Çâkya Mouni et les belles paraboles qui prêchaient
si éloquemment le mépris du monde et l'aspiration
vers la seule vie véritable. Quelques-uns de ces chré-
tiens de l'Inde seraient venus pour une raison quel-
conque à Jérusalem, et c'est de leur bouche que le
moine de Saint-Saba aurait recueilli le merveilleux
récit. Restait à savoir — et M. Zotenberg cherchait
ingénieusement à l'expliquer — comment l'auteur si
rigidement orthodoxe du livre grec avait pu quahfîer
ces hérétiques d'« hommes vénérables et pieux », car
il n'y avait sûrement pas alors dans l'Inde de chrétiens
orthodoxes, c'est-à-dire ((chalcédoniens» comme lui.
Mais le savant orientahste français avait à peine pu-
bhé son travail qu'une série de découvertes et de publi-
cations, faites par divers érudits russes et allemands,
venait présenter la question sous un jour tout nouveau.
190 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Les conclusions auxquelles elles conduisent ont été
exposées par M. Ernest Kuhn, de Munich, dans un
travail où la science la plus étendue s'unit à une mé-
thode rigoureuse et à une grande perspicacité (1). Il
m'a semblé qu'il serait intéressant de les résumer.
En regard de l'hypothèse de M. Zotenberg, qui
n'admettait entre la tradition bouddhique et le livre
grec qu'un intermédiaire encore indien, on avait, il y
a longtemps, proposé pour la migration de la légende
indienne jusqu'en Palestine une série d'étapes plus
conforme à des pérégrinations analogues.
Il y a, en effet, d'autres livres indiens qui, franchis-
sant l'enceinte de l'Himalaya, sont arrivés dans l'Asie
occidentale pour de là passer en Europe, et nous
savons comment ils ont fait le voyage. De l'Inde ils
sont d'abord venus en Perse, où ils ont été traduits
en pehlevi, — c'est-à-dire dans la langue officielle de
l'empire sassanide (226-641); — du pehlevi ils ont
passé au syriaque ou à l'arabe, et c'est du syriaque ou
de l'arabe que sont issues les versions hébraïques et
grecques, sources elles-mêmes des traductions en d'au-
tres langues. Telle est l'histoire du Kalilah et Dimnah,
recueil de fables et de contes qui fut mis, au vi° siècle,
du sanscrit en pehlevi par l'ordre du grand Chosroès,
et que le bon La Fontaine a parfois imité en l'attri-
(1) Barlaam and Joasaphi Eine bibliographisch-iiterargeschichtliche
Studie. Munich, 1893, in-4°.
SAINT JOSAPHAT. 191
buant au « sage Pilpay » ; telle est celle du livre des
Sept Sages, le plus parfait modèle du « roman à
tiroirs », qui a joui pendant des siècles d'une popula-
rité égale à celle du Barlaam de Joasaph-, telle est aussi
probablement, au moins en partie, celle des Mille et
une Nuits.
Il semblait donc de prime abord que la transmission
du Barlaam et Joasaph eût dû se faire par les mêmes
voies : on songeait au pehlevi et au syriaque, intermé-
diaires ordinaires entre l'Inde et l'Asie occidentale.
Mais comment comprendre que des Perses, aussi hos-
tiles au bouddhisme qu'au christianisme (comme à
toute religion enseignant l'ascétisme et le mépris de la
vie), eussent accueilli, soit telle quelle, soit pour la
christianiser, la légende du grand ascète indien et les
paraboles qui l'accompagnent, c'est-à-dire la glorifi-
cation la plus absolue de la doctrine qui proclame la
vanité des choses humaines et prêche le salut par le
renoncement?
Grâce aux découvertes récentes, l'hypothèse en
question est devenue presque une certitude, et les
difficultés qu'elle présentait semblent avoir été écar-
tées. On a retrouvé divers exemplaires plus ou moins
imparfaits d'une ancienne version arabe^ qui se rap-
proche beaucoup plus que le livre grec de la pure tra-
dition bouddhique; des raisons très sérieuses portent
à croire que cette version est traduite du pehlevi.
192 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
D'autre part, une rédaction géorgienne récemment
mise en lumière occupe évidemment une place inter-
médiaire entre la forme pehlevi-arabe et le roman
grec. Celui-ci apparaît désormais comme un arran-
gement très habile, mais trop surchargé de théologie,
de l'original perdu de la version géorgienne, et cet
original sans doute était une version syriaque du
même livre pehlevi qui a servi de base à la rédaction
arabe. Si on se rappelle que le roman grec a été écrit
aux environs de l'an 630, cela nous reporte pour le
livre pehlevi au vi* siècle.
Or M. Kuhn montre que, précisément à cette épo-
que, la partie de l'empire sassanide voisine de l'Inde,
l'ancienne Bactriane, l'Afghanistan actuel, offrait à
une production de ce genre un terrain tout préparé.
Au-dessous du zoroastrisme dominant, le bouddhisme
et le christianisme y faisaient de nombreux prosélytes
et s'y disputaient l'influence, en attendant que l'isla-
misme vînt tout submerger sous son flot envahisseur.
Bouddhistes et chrétiens employaient pour leur pro-
pagande la langue littéraire du pays. Les bouddhistes
avaient composé en pehlevi un « livre de Bouddha »,
un « livre de Yûdâsaf (Bodhisattva) ». Un chrétien eut
l'idée de tirer à sa religion l'émouvante histoire de
Yûdâsaf et les paraboles qui donnaient tant de charme
à la prédication bouddhique. Mais le Yûdâsaf chré-
tien ne pouvait, comme le Bodhisattva, parvenir de
SAINT JOSAPHAT. 193
lui-même à la connaissance de la vérité : il fallut
introduire le moine Balauhar (notre Barlaam) poar la
lui enseigner. Le livre de « Yûdâsaf et Balauhar », oii
l'auteur avait inséré, au milieu des apologues indiens,
labelle comparaison évangélique du semeur, eut tout de
suite un grand succès. Il fut bientôt traduit en syriaque;
mais dans cette traduction il subit quelques modifica-
tions et perdit toute sa seconde moitié, qui fut remplacée
par un récit plus banal et plus éloigné des sources
bouddhiques. C'est cette rédaction syriaque qui a servi
de base à la version géorgienne, généralement fidèle,
et au remaniement grec de Jean de Saint-Saba. Jean
ne se contenta pas de faire à l'ouvrage certains chan-
gements de détail : il en développa beaucoup, aux
dépens de la proportion, le côté dogmatique, et y fit
pénétrer les discussions théologiques de son temps; il
sut du reste donner à son livre une forme heureusCj
élégante et simple en même temps, qui lui assigne un
rang éminent parmi les productions de la littérature
byzantine.
Ainsi revêtue d'une forme nouvelle, V « histoire
édifiante » pénétra du monde grec dans le monde slave^
dans le monde latin et dans le monde germanique^ fut
traduite dans toutes les langues de l'Europe, et imposa
ses héros, — dont l'un était purement ticiif, et dont
l'autre était le fondateur même du bouddhisme, — à
l'admiration des chrétiens et à la vénération des
13
194 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Églises. D'autre part, le livre pehlevi, traduit en arabe,
séduisit les musulmans et les juifs, et les uns et les
autres l'adaptèrent à leurs croyances, en faisant ensei-
gner par Balauhar à Yûdâsaf, non la doctrine chré-
tienne, mais leurs religions respectives. Ainsi ce livre,
écrit au vf siècle, par un inconnu, dans un coin de
l'Afghanistan, en une langue qui est morte depuis
mille ans, s'est répandu, en se transformant plus ou
moins, chez tous les peuples civilisés, et les récits qu'il
renferme ont enchanté, — après les bouddhistes, —
les chrétiens, les musulmans et les juifs, c'est-à-dire
la presque totalité de l'humanité pensante.
Cette histoire d'un livre est assurément merveilleuse.
Elle fait naître dans l'esprit bien des réflexions, dont
je voudrais indiquer quelques-unes. Comment un
ensemble de récits et d'enseignements qui non seule-
ment sont bouddhiques, mais qui forment la base
même de la doctrine bouddhique, a-t-il pu convenir
au christianisme, et plus tard à l'islamisme et au
judaïsme? Et, en dehors de toute religion positive,
y a-t-il dans ces récits et dans ces enseignements
quelque chose de durable, de vraiment humain, de
séduisant à tort ou à raison, quelque chose qui réponde
encore à un besoin secret, à une aspiration intime de
nos âmes?
SAINT JOSAPHAT. 19S
II
L'histoire de Yûdâsaf, dans le livre pehlevi d'où
procèdent les différentes rédactions dont nous avons
parlé, n'était en somme que très superficiellement
christianisée; les musulmans elles juifs n'ont eu que
peu de suppressions à faire pour se l'approprier. Ce
qu'elle contenait de plus que les légendes bouddhiques
dont elle s'était inspirée, c'était surtout une critique
du polythéisme, auquel elle opposait la foi en un Dieu
unique. Le bouddhisme, on le sait, n'entre dans aucune
discussion de ce genre : il se contente d'éveiller chez
l'homme le sentiment de la misère de la vie terrestre,
avec l'espérance d'y échapper par le détachement
complet, grâce auquel l'âme, après la mort, peut
atteindre des existences plus heureuses, terminées par
le repos éternel dans le Nirvana (1). Tel est l'unique
sujet des méditations de Çâkya Mouni, tel est le fonds
essentiel de sa doctrine.
C'est de cette conception que sont sorties les para--
boles que le « livre de Yûdâsaf et Balauhar » a
empruntées à la prédication bouddhique, les plus belles
peut-être qu'on ait inventées pour rendre sensibles à
l'imagination les enseignements de l'ascétisme. La folie
des hommes qui, oubliant l'instabilité de tous les biens
(1) Voy. le beau livre de M. Oldenberg, traduit par M. A. Foucher:
le Bouddha, sa vie, sa doctrine, sa communauté (Paris, Alcan, 1894)*
196 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
terrestres, en goûtent avec ivresse la fugitive et péril-
leuse douceur, la sagesse de ceux qui emploient uni-
quement ki \ij présente à préparer la vie future, n'ont
jamais été représentées plus vivement que dans ces
fortes et ingénieuses fictions. La misère de l'homme et
son immense espoir viennent successivement effrayer
et ravir notre cœur, le précipitant au fond du gouffre
amer ou l'emportant vers le ciel immuablement
serein. Voici les deux plus frappantes de ces paraboles.
La première a surtout pour but de mettre en relief
tout ce qu'il y a d'instable et de tragique dans la vie
humaine, d'iUusoiredanslesjouissances qu'elle semble
offrir :
Un homme s'enfuyait devant un rhinocéros furieux ;
comme, épouvanté par les rugissements de l'animal, il courait
de toutes ses forces, il tomba dans un abîme qui s'ouvrait
devant lui ; mais en tombant il put saisir une branche d'un
arbre qui avait poussé là, et il s'y attacha fortement. Son
cœur se rassurait un peu, quand, regardant au-dessous de
lui, il vit deux souris, l'une blanche et l'autre noire, quiron^
geaient sans relâche la racine de l'arbre, et qui étaient près
de l'avoir tranchée. Il plongea son regard plus bas encore, et
découvrit un dragon qui vomissait des flammes et qui ouvrait
sa gueule formidable pour l'engloutir. Promenant avec
angoisse ses yeux autour de lui, il aperçut quatre tètes de
serpents qui sortaient du rocher et se dressaient vers lui. Mais
voilà que, comme il relevait la tête, une goutte de miel laissée
par des abeilles sur une haute branche de l'arbre vient à
tomber dans sa bouche entr'ouverte. Et ne songeant plus à
tout ce qui l'entoure, au monstre qui le poursuit, au dragon
SAINT JOSAPHAT. 197
qui l'attend, aux serpents qui le menacent, à la ruine immi-
nente de l'arbre qui est son seul appui, l'insensé se livre tout
entier à la douceur de cette jouissance d'un moment (1).
L'autre oppose à celte démence la sage prévoyance
de ceux qui comprennent le vrai sens de la vie :
Il y avait une cité dont les habitants avaient l'usag^e de
prendre pour roi un homme étranger et inconnu, qui ne
savait rien de leur coutume ; cet homme, pendant un an,
faisait tout ce qu'il voulait. Au bout d'un an. quand il jouissait
de tous les plaisirs et croyait régner sans fm, on le saisissait,
on lui ôtait la robe royale, on le promenait nu par la ville et
on l'envoyait dans une île lointaine, où, sans vêtements et
sans nourriture, il périssait misérablement. Une fois, l'homme
qu'on avait fait roi se trouva avoir l'esprit sage, et, au lieu de
se laisser aller sans réflexion, comme ses prédécesseurs, au
charme de sa vie présente, il pensa beaucoup à sa destinée.
A force de s'enquérir, il apprit la coutume du pays et la
situation du lieu d'exil où il serait infailliblement mené. Alors,
comme il était le maître absolu, il fit ouvrir les trésors royaux,
et envoya dans l'île, par des serviteurs fidèles, tout ce qu'ils
contenaient de plus précieux. Et ainsi, quand, à son tour,ilfut
-conduit nu dans l'île, au lieu d'y mourir de faim et de misère
comme avaient fait les autres, il jouit, grâce à sa sagesse et
aux provisions qu'il avait accumulées, d'une vie aisée que ne
troublait plus la crainte de l'avenir.
(1) Je modifie quelques détails de la version du roman grec
d'après les versions chinoises (traduites du sanscrit) de cette para-
bole qu'a fait connaître Stanislas Julien. — Le rhinocéros est la
mort; le dragon est l'enfer ; les quatre serpents sont les quatre élé-
ments qui menacent sans cesse notre vie ; les deux souris sont le
jour et la nuit qui en rongent incessamment le frêle appui.
198 POÈMES ET LÉGE^DES DU MOYEK AGE.
Telle est donc la conception de la vie, à la fois déses-
pérante et consolante, qui s'est imposée au fondateur
du bouddhisme, — quelle que soit la réalité fort incer-
taine de sa personnalité historique, — et lui a fait éta-
blir sa rehgion, ou plutôt sa discipline; et cette
conception a été si profondément sympathique à l'âme
humaine qu'aujourd'hui encore le bouddhisme, com-
pliqué il est vrai de bien des éléments étrangers, forme
la base de la vie morale d'une partie immense de la
race humaine; on prétend même qu'il fait des con-
quêtes dans notre société européenne, où la fatigue de
l'action et la faillite de bien des espérances engendrent
chez quelques âmes ce besoin de repos qui est si
ancien dans les races orientales. Le christianisme
touche à cette conception par un de ses côtés, et il a
pU;, sans aucune peine, s'approprier les allégories qui
l'exprimaient. L'auteur du roman grec l'a exposée
avec une rare éloquence dans ces réflexions qu'il met
dans la bouche de Barlaam :
Après avoir ôté de mes yeux le voile de Terreur, et après
avoir vu que toute la vie des hommes se consume dans les
choses vaines, que les uns apparaissent, les autres dispa-
raissent, que rien n'est fondé sur une base solide, que les
riches ne conservent pas leurs richesses, ni les puissants leur
pouvoir, ni les sages leur sagesse, ni les heureux leur bonheur,
ni les libertins leurs plaisirs, ni ceux qui croient vivre en paix
leur vaine et inintelhgente sécurité ; ayant vu que rien de tout
ce que l'on aime en ce monde n'est durable, que la vie, au
SAINT JOSAPHAT. 199
contraire, ressemble à la chute vertigineuse des torrents qui
se précipitent dans l'océan... alors j'ai reconnu que tout cela
est vain et de nulle utilité ; car, de même que tout ce qui a
existé a été enseveli dans l'oubli : gloire, pouvoir royal, hautes
dig-nités, orgueil du commandement, arrogance des tyrans,
et autres choses semblables, ainsi le présent disparaît dans
les temps futurs. . . J'ai vu comment ce monde tyrannique et
agité traite les hommes, les plaçant tantôt ici, tantôt là, pré-
cipitant les uns de la richesse dans la pauvreté, élevant les
autres de la misère à la gloire, faisant sortir de la vie les uns
et amenant d'autres à leur place; rejetant des hommes sages
et prudents, abaissant et déshonorant des gens honorés et
respectés ; élevant sur le sommet de la gloire des sots et des
étourdis et faisant prodiguer des honneurs à des gens méprisés
et obscurs. En présence de cette cruelle tyrannie du monde,
le genre humain n'a aucun point d'appui : comme une colombe
qui, fuyant un aigle ou un épervier, vole d'un endroit à
l'autre, se posant tantôt sur tel arbre, tantôt sur tel buisson,
puis se réfugiant dans le creux des rochers, cherchant à s'ac-
crocher à toutes les épines, ne trouvant nulle part un abri
sûr, sans cesse agitée et tremblante, ainsi sont ceux qui
aiment avec passion les choses présentes, ceux qui, par une
ardeur irréfléchie, se tourmentent et vivent dans l'angoisse,
sa?ns jamais trouver ni un appui ni un abri, et qui ne savent
pas à quoi ils tendent, ni où cette vie de néant les con-
duit (1)...
L'auteur de cette belle page était un moine : il re-
connaissait avec transport dans la légende bouddhi-
que l'esprit même qui l'avait poussé et le maintenait
dans sa vie factice et stérile. Le bouddhisme est
(i) J'emprunte la traduction de cette page à M. Zotenberg.
200 POÈMES ET LÉGENDES DU 310YEN AGE.
essentiellement une discipline de moines; son ensei-
gnement était en parfait accord, au moins par un de
ses aspects, avec cette forme spéciale du christianis-
me, plus développée autrefois qu'aujourd'hui, qui est
le monachisme. On a été bien souvent frappé de la
ressemblance des couvents bouddhiques avec les mo-
nastères chrétiens, surtout avec ceux de l'Orient, et
il est très possible que les origines mêmes du cénobi-
tisme, qui sont, comme on le sait, égyptiennes,
remontent à l'imitation du cénobitisme indien. Trans-
porté en Occident, le monachisme s'y transforma peu
à peu : il se mêla plus à la vie du monde, il devint
plus bienfaisant, plus militant aussi; aujourd'hui,
après quinze siècles d'évolution, il ne se fait accepter
que comme une organisation pratique d'enseignement
ou de charité. Mais l'inspiration qui l'a fait naître
était étrangère à toute idée d'action sur le monde
extérieur, avec lequel le moine devait avoir aussi peu
de contact que possible. Le monachisme n'était qu'un
moyen d'atteindre le bonheur présent et futur en le
fondant sur la claire compréhension de la vanité des
biens poursuivis par les hommes et sur la subordination
complète de cette vie à la vie à venir. Voilà pourquoi
la légende bouddhique, qui enseignait si éloquemment
cette vanité et cette subordination, devait plaire à
des moines chrétiens. Pour la leur rendre tout à fait
acceptable, il suffisait de substituer l'intervention d'un
SAINT JOSAPHAT. 201
apôlre chargé par Dieu d'éclairer Yûdâsaf à la seule
force de la réflexion qui enseigne au Bodhisaliva la voie
du salut. C'est ce qu'avait fait le premier adaptateur.
Ceux qui le suivirent enchérirent naturellement sur
lui et transformèrent le livre en une exposition com-
plète de la religion chrétienne, accompagnée d'une
polémique contre ses rivales. Mais la partie vraiment
essentielle du roman chrétien, comme de la légende
indienne, c'est la théorie de l'inanité du bonheur que
recherchent les hommes, de l'insignifiance de cette
vie en comparaison de la vie future, et de la conquête
de la vraie félicité par l'ascétisme.
Ce n'était pas là tout le christianisme ; ce n'était
pas même le vrai christianisme. On chercherait en
vain dans le Barlaam et Joasaph le moindre commen-
taire de la parole qui, d'après Jésus lui-même, con-
tient toute la loi : « Aime Dieu et ton prochain. » Le
monachisme chrétien n'a été grand que par les côtés
où il s'est séparé du monachisme bouddhique, c'est-à-
dire par l'amour de Dieu, soit sous forme de contem-
plation mystique, soit sous forme d'attachement
passionné à la personne du Rédempteur, et par l'amour
du prochain, manifesté dans les œuvres de miséricorde
et de dévouement. L'élément bouddhique, si l'on
peut ainsi parler, du christianisme en a toujours été
et en reste la partie la moins haute et la moins fé-
onde. Mais cet élément y a joué jadis un grand rôle.
202 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Les foules chrétiennes du moyen âge, comme les
foules asiatiques depuis vingt-cinq siècles, ont admiré,
sans toutefois être capables de se l'assimiler complè-
tement, un enseignement qui, en leur mettant sous
les yeux leurs trop réelles souffrances et l'inutilité de
leur lutte pour le bonheur, leur indiquait le moyen
de trouver le repos ici-bas et leur promettait la féh-
cité dans un autre monde. Le livre de Barlaam et
Joasaph n'a pas été un des moins puissants véhicules
de cet enseignement. La doctrine bouddhique s'y
était conservée telle quelle, avec sa poignante amer-
tume et ses consolations égoïstes, sans s'échauffer ni
s'attendrir au contact de la prédication évangélique.
Les symboles ingénieux dont elle s'était revêtue frap-
paient fortement les imaginations. Dans le « mystère
du roi Avenir (1) », les célèbres « rencontres » du
Bouddha, devenu Josaphat, avec la vieillesse^ la
maladie et la mort, remplissaient les spectateurs
d'admiration et d'émoi ; les scènes qui les contiennent
sont d'ailleurs parmi les plus saisissantes de notre
ancien théâtre religieux.
Il serait trop long d'exposer ici comment le livre de
Yûdâsaf a pu être adapté à l'usage de la religion musul-
mane et de la religion juive. Pour la première, on le
comprend aisément : l'idée de la vie future occupe une
(l)Ce nom à' Avenir ou Avennir est la transcription latine du nom
grec Abenner, d'après la prononciation grecque du moyen àge<
SAINT JOSAPHAT. 203
grande place dans cette religion, et l'ascétisme y est fort
en honneur. Quant au judaïsme, il n'a pu prendre goût
à un pareil livre que quand il eut notablement trans-
formé son ancien esprit : on sait qu'il était autrefois
une religion purement terrestre, et que sa morale,
essentiellement familiale, n'avait rien à voir avec
l'ascétisme. La notion de la vie future a pris peu à
peu dans la pensée juive une importance plus consi-
dérable ; mais l'idée du renoncement aux joies de ce
monde et aux devoirs sociaux n'y a guère pénétré.
Toutefois, la beauté des paraboles de notre roman a
frappé aussi l'imagination hébraïque, qui se l'est
assimilé en insistant surtout sur l'opposition du culte
du Dieu unique à celui des idoles, et sur le contraste
de l'éternité et de la toute-puissance de Dieu avec le
caractère éphémère et fragile de toutes les œuvres
humaines. Qu'aurait dit le rabbin Ibn-Chisdai, qui,
au xm^ siècle, en Espagne, arrangeait en hébreu
l'histoire de Joasaph d'après un original arabe, si on
lui avait appris que l'inspiration fondamentale de ce
livre édifiant se réduisait essentiellement à un athéis-
me pessimiste?
m
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur : la naissance
est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur,
l'union avec ce que l'on n'aime pas est douleur, la séparation
^04 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
d'avec ce que l'on aime est douleur, ne pas obtenir son désir
est douleur, enfin le quintuple attachement aux choses ter-
restres est douleur.
Telle est la première des « quatre vérités saintes »
annoncées par le Bouddha dans le fameux sermon de
Bénarès, et qui servent de fondement à toute sa doc-
trine.
Une conception pessimiste du monde est toujours
sûre de trouver un écho dans les profondeurs du
cœur de l'homme, et cet écho sera d'autant plus
puissant que ce cœur aura d'abord nourri des espé-
rances plus vastes et plus confiantes. Si, dans noire
Europe moderne, le pessimisme découragé est si
répandu, c'est qu'il succède, comme un reflux naturel,
à l'immense vague d'optimisme actif qu'avait soulevée
la philosophie du xviif siècle et qu'avait poussée en
avant la Révolution. Notre pessimisme a reconnu son
frère dans celui qui avait inspiré le bouddhisme. Le
nôtre est cependant singulièrement plus profond et plus
amer. Il ne trouve plus seulement la douleur dans
c( l'union avec ce que l'on n'aime pas, la séparation
d'avec ce que l'on aime » : il la découvre même dans
l'union avec ce que l'on aime, ou il va jusqu'à contes-
ter qu'on aime. Il ne reproche pas seulement au
bonheur humain d'être rare, instable et fragile : il le
nie ou il le raille. S'il n'y avait pas de maladie, de
vieillesse et de mort, la vie semblerait bonne à Joasaph :
SAINT JOSAPHAT. 205
Obermann ne kii trouverait même alors aucune saveur.
Tout travail est vain, toute jouissance est fade, toute
connaissance est erronée, toute affection est illusoire.
L'inutilité absolue de la vie, le mensonge des appa-
rences, s'imposent à la pensée et paralysent le senti-
ment et l'action. Tel est le travail accompli par l'âme
moderne repliée sur elle-même. Les notions scienti-
fiques qui ont transformé l'univers sont venues d'autre
part enlever à l'homme son orgueil et son espoir,
comme la réflexion lui avait enlevé sa joie. La terre
n'est plus le centre de l'univers, elle est un grain de
sable dans le tourbillon des mondes visibles, qui
n'est, sans doute, lui-même qu'une poussière perdue
dans l'infinité d'un mouvement aveugle et éternel.
Sur ce grain de sable, l'homme n'est plus un être à
part : animal à peine distinct des autres animaux 5 sorti
pour son malheur de leurs foules inconscientes, il n'ose
plus séparer sa destinée de la leur et s'attribuer une
persistance contraire à la loi de formation, d'évolu-
tion et de destruction des organismes, ni s'imaginer
qu'il a au ciel un Père qui l'a créé à son image et qui
lui porte un intérêt particulier: Il doute même de son
individualité ; ce inoi qu'il avait élevé si haut s'éva-
nouit dans une agglomération de cellules momenta-
nément associées. Mille fois plus vide le ciel, mille
fois plus triste la terre apparaissent au penseur d'au-
jourd^hui qu'au rêveur d'il y a vingt-cinq siècles : il
206 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
n'espère même plus trouver, comme l'oiseau de Bar-
laam et Joasaph^ une branche verte où se poser, un
creux de roche où se blottir. Rien ne saurait le pro-
téger ou le reposer de lui-même, du tourment qu'il
porte en lui, de la lassitude qui l'accable. En contem-
plant l'univers,' il n'y voit rien qui puisse l'attacher,
le charmer ou le distraire; dans l'immense écoule-
ment des choses^ il ne discerne rien de stable, il ne
trouve rien de réel, excepté la souffrance, et le miel
même des abeilles a perdu pour lui sa douceur.
Cette désillusion et cette douleur, Çâkya Mouni les
puisait à des sources moins profondes, mais il les
avait connues, et il crut leur avoir trouvé un remède.
Dans le bouddhisme, et en particulier dans le livre
qui nous occupe, la description du mal reste saisis-
sante, et les paraboles que j'ai citées parleront tou-
jours à l'imagination. Quant au remède, il a perdu
sa vertu. Il est trop intimement lié à la conception
du monde qui, à l'époque du Bouddha, régnait dans
la pensée indienne, et trop étranger à notre façon de
sentir :
Voici, ô moines, la vérité sainte sur l'origine de la douleur:
c'est la soif qui conduit de renaissance en renaissance, la soif
d'existence, la soif de plaisir, la soif de puissance.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la
douleur : Textinction de cette soif par l'anéantissement com-
plet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s en
délivrant, en ne lui laissant pas de place.
SAINT JOSAPHAT. 207
Le bouddhisme est donc avant tout « une formule
de délivrance ». Mais il faut bien s'entendre : ce n'est
pas seulement la douleur actuelle et terrestre dont il
prétend affranchir l'homme, comme le faisait le stoï-
cisme grec ; il veut surtout le délivrer de ces renais-
sances infinies dont la terreur planait sur la vie indienne.
Le but suprême pour l'âme est d'aboutir à la suppres-
sion de toute renaissance ; en attendant, le bouddhiste
pieux est sûr que les existences dans lesquelles il re-
naîtra seront de moins en moins douloureuses. Cela
ne saurait rien dire à notre esprit et à notre cœur...
Et pourtant l'abolition du désir ne peut être obtenue
que par une conviction de ce genre.
Au Nirvana, précédé de renaissances plus ou moins
nombreuses, l'adaptation chrétienne de la légende
bouddhique substitue la promesse de l'éternel paradis.
L'espérance du paradis est certainement un puissant
moyen d'action, qui a poussé, chez nous aussi, d'in-
nombrables moines à abolir en eux le désir. Mais il ne
vaut que pour les croyants. Les autres se trouvent,
comme Joasaph, et avec des expériences autrement
étendues et douloureuses^ en face du problème de la
vie. Quel remède au pessimisme qui le tenterait pour-
rait trouver un Siddartha moderne, quel remède un
Barlaam moderne pourrait-il apporter à Joasaph?
Ce serait, il me semble, précisément le contraire du
remède de l'ancienne sagesse indienne. Sous prétexte
208 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
de se détacher du mol^ l'ascélisme bouddhique s'y
enferme : il ne cherche, à sa façon, que le bonheur ou
au moins le non-malheur de l'individu, et il croit y
arriver en resserrant la vie le plus possible, en sépa-
rant l'homme du monde et en éteignant le désir. Le
remède moderne au pessimisme consisterait dansl'élar-
gissement de la vie, dans l'ennoblissement du désir et
dans l'étroit attachement de l'homme au monde et à
l'humanité. Ce mot d' « amour », que le bouddhisme
ne prononce jamais (1), dont le christianisme fait le
résumé de toute sa doctrine, voilà pour nous le mot de
délivrance. Aimer, c'est à la fois vivre avec plus d'in-
tensité et partager sa vie avec les objets de son affec-
tion. La science, l'art, le travail, l'aventure, le voyage,
la philanthropie, le patriotisme, la famille, l'amitié,
l'amour proprement dit, ne sont que des formes de
l'amour, toutes comportant, comme le stérile ascé-
tisme, un certaia détachement de son moi^ mais pour
(1) Cette assertion est contraire à tout ce qu'on dit généralement
du bouddhisme ; mais voyez les pénétrantes remarques de M. 01-
denberg (p. 293 et suiv. de la traduction française), et notamment
celle-ci : « Le bouddhisme n'ordonne pas tant d'aimer son ennemi
que de ne pas le haïr ; il éveille et entretient des dispositions bien-
veillantes et miséricordieuses à Tégard du monde entier, mais sans
oublier qu'attacher son cœur à d'autres êtres, c'est tomber sous le
joug des joiesj et par conséquent des douleurs, de ce monde pas-
sager. )) Les exemples fameux qu'offrent les légendes bouddhiques
de compassion poussée jusqu'au sacrifice le plus complet de soi-
même sont destinés simplement à inculquer l'indifférence qu'on doit
avoir pour cette vie, et le sacrifice y est toujours présenté comme
un excellent placement en vue des existences futures.
SAINT JOSAPHAT. 209
reporter sur le non-moi ce qu'on lui enlève. L'homme
n'atteindra pas par là un bonheur béat et passif dont il
se lasserait bien vite, mais il se sentira en communion
constante avec la nature et avec ses semblables, il
jouira de son activité et il profitera de celle des
autres. La transformation complète du monde matériel
et moral par la science, si elle a rabaissé notre orgueil
et réduit notre individualité, nous a, en revanche,
appris l'étroite solidarité qui lie les hommes entre eux
et avec tout l'univers. Comprendre, c'est augmenter
dans son esprit la conscience de cette solidarité;
aimer, c'est mettre celte solidarité en pratique. Ces
deux mots n'offrent en réahté que les deux aspects
d'une même idée. S'efforcer de connaître autant que
possible l'univers éternel et infini oii nous apparais-
sons sur un-point et pour un moment, se préoccuper
moins de son bonheur personnel et davantage de celui
des autres, voilà le remède que notre philosophie pro-
poserait au pessimisme moderne ; il revient à la
maxime chrétienne : « Aime Dieu et ton prochain. »
De ce point de vue, la brièveté de la vie humaine,
l'instabilité de nos joies, les périls qui nous menacent
sans cesse, n'ont plus rien qui doive nous désespérer.
Notre vraie destinée est en nous-mêmes : livrés à l'in-
flexibilité des lois naturelles et à l'aveugle hasard des
circonstances, nous savons que nous vieilhssons et que
nous mourrons, nous savons que nous pouvons avoir à
14
210 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
souffrir la pauvreté, le maladie, les chagrins de tout
genre, et le jdIus dur de tous, « la séparation d'avec
ce que l'on aime ». Mais nous ne trouvons pas la vie
mauvaise en soi parce qu'elle est courte, ni nos joies
illusoires parce qu'elles sont sans cesse menacées. 11
peut tomber sur nous des coups si rudes que nous en
soyons écrasés ; mais nous avons l'espoir de leur échap-
per,etlepiredesmauxseraitla crainte perpétuelle. Nous
aurons toujours à aimer, nous aurons toujours à ap-
prendre,^ par conséquent notre cœur et notre esprit ne
seront jamais sans occupation. Si un Barlaam moderne
voyait le jeune fils du roi Abenner accablé de tristesse
après ses trois rencontres, il lui dirait: « Ne songe pas
que tu peux devenir pauvre et malade, et que sûrement
tu vieilliras et tu mourras : à quoi te servirait cette mé-
ditation ? Songe plutôt que tu peux alléger la pauvreté,
soulager la maladie, aider la vieillesse. Profite pré-
sentement de ta santé, de ta jeunesse et de ta fortune,
et cherche dans la vie des jouissances qu'elle puisse
toujours te procurer. Déploie et développe par l'action
toutes les forces de ton corps et de ton esprit. Donne-
toi le spectacle de ce vaste monde qui s'offre à ton re-
gard ; cherche à en faire entrer le plus que tu pourras
dans ton âme et dans tes yeux. Tu n'es pas un être
isolé et vivant de sa vie propre : tu appartiens à une
famille, à une patrie, à l'humanité. Agrandis ta person-
nalité par l'amour; au lieu de concentrer en toi seul
SAINT JOSAPHAT. ^ 211
toutes tes espérances et toutes tes préoccupations de
bonlieur, places-enle plus que tu pourras sur d'autres
têtes, afin d'avoir plus de chances de les voir réalisées
en un lieu si elles échouent en d'autres. Tu es efTrayé
de la brièveté de ta vie : donne-lui un avenir illimité
en la prolongeant dans ta postérité. Regarde comme
gagnée pour toi chaque joie que tu auras donnée à un
autre, comme évi(ée pour toi chaque souffrance dont
tu auras délivré un autre. Propose-toi pour but intime
ta constante améhoration, pour but extérieur l'amé-
lioration de ceux sur qui tu peux agir. Tu tombe-
ras dans des erreurs, tu commettras des fautes :
elles te seront moins amères si tu peux te dire
que tu as toujours été un homme de bonne volonté. Tu
livreras des luttes, tu éprouveras des souffrances :
fais ton possible pour les éviter, et résigne-toi à les
subir quand elles viendront. Prends la vie comme elle
est, avec ses chances de douleur et de plaisir, et si, au
milieu des dangers et des incertitudes dont elle est
pleine, il tombe d'en haut dans ta bouche une goutte
de miel, savoure-la sans crainte, et bénis les abeilles
qui l'ont déposée là, cette goutte divine, qui peut te
faire oublier un moment tous les périls et toutes les
angoisses. La condition humaine est instable et bor-
née; songe toujours à ce qu'elle peut cependant con-
tenir d'infini : la connaissance et l'amour. Pourquoi te
plaindrais-tu d'être soumis aux lois qui régissent
212 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
l'univers entier et que subissent tous tes semblables?
Tu es une partie de la nature : tu trouveras la paix en
mettant ton cœur en harmonie avec elle. Songe com-
bien, malgré tout, tu es privilégié d'être homme, de
jouir, ne fût-ce qu'un moment, des bienfaits de la vie
humaine, de pouvoir comprendre et de pouvoir aimer.
Au lieu de gémir inutilement sur ta destinée, tires-en
le meilleur parti que tu pourras, et tâche qu'elle soit
bienfaisante à tes frères. Embrasse l'éternel par l'in-
telligence, attache-toi aux hommes par la sympathie :
Aime Dieu et ton prochain, »
Ce problème de la destinée humaine, qui tourmen-
tera nos cerveaux et nos cœurs tant qu'ils penseront et
qu'ils sentiront, les Indiens, il y a bien des siècles, et
longtemps avant le bouddhisme, l'avaient examiné sous
tous les points de vue et en avaient proposé des solutions
diverses. La plus radicale est celle que le Bouddha et
ses disciples embrassèrent avec une ardeur singulière :
elle consiste en réalité à se soustraire à cette destinée,
à en rejeter les devoirs comme les joies pour en éviter
les périls et les souffrances. Ce n'a jamais été la vraie
solution du christianisme ,non plus que ce ne saurait être
celle delà pensée moderne. Le chrétien inconnu qui,
il y a trois cents ans, a fait passer en pehlevi la légende
de Çâkya Mouni en l'adaptant à sa foi, concevait le
christianisme à un point de vue étroit et infécond, et
SAINT JOSAPHÀT. 21 3
ceux d'entre nous qui aujourd'hui croient retrouver
dans le bouddhisme la réponse la plus complète à nos
doutes et l'asile le plus sûr de nos âmes ne représen-
tent qu'une phase passagère et maladive de notre évo-
lution intellectuelle et morale. On ne peut méconnaître
la beauté morne de la conception bouddhique, née du
profond sentiment de la douleur humaine et surtout
de la terreur des imaginaires et infinies renaissances ;
mais, comme elle est fondée sur l'unique souci de l'in-
dividu, comme elle ne fait de place ni à Dieu ni au
prochain, ni à la science désintéressée, ni à l'action,
ni à l'amour, elle est stérile et ne peut lutter contre
les doctrines d'activité, de dévouement et de travail.
La civilisation européenne puise à de tout autres
sources ses meilleures inspirations; quant à l'Eglise,
elle a assez de grands saints, vrais représentants de
l'esprit évangélique, héros de l'amour de Dieu, mar-
tyrs de l'amour du prochain, pour pouvoir effacer
sans regret de ses hstes hagiographiques l'étrange
et redoutable intrus qui s'y est glissé sous le nom de
saint Joasaph ou de saint Josaphat.
Note additionnelle. — Depuis le beau mémoire de M. Kuhn il a
paru un travail fort agréable et en même temps fort érudit sur notre
légende : Barlaam and Josaphat, English Lives of Biidha edited and
induced by Joseph Jacobs (London, Nutt, 1896. in-12). M. Jacobs
pense que le livre de Balauhar et Yûdâsaf n'était pas chrétien à l'o-
rigine et a pu exister tel quel dans l'Inde bouddhique ; mais c'est
très peu vraisemblable, car d'une part, comme je l'ai remarqué, le
214 POÈMES ET LEGENDES DU MOYEN AGE.
Bouddha n'avail pas besoin de l'aide d'un autre pour trouver la
vérité, et ses sectateurs n'auraient jamais imaginé le personnage
de Balauhar-Barlaam ; d'autre part l'introduction de la parabole
évangélique du semeur, qui figurait certainement déjà dans l'ori-
ginal de toutes les versions de notre livre, prouve que cet original
était une adaptation chrétienne de la vie de Bouddha. (M. Jacobs
cherche en vain à diminuer la force de cette preuve en montrant
que la parabole en question a des analogues dans la littérature
bouddhique).
LES SEPT INFANTS DE LARA
Le nom de ces héros dîme vieille légende espagnole
n'a pas été sans retentir en France aux beaux temps
du romantisme. Dès 1822, Abel Hugo avait traduit
neuf des romances qui leur sont consacrées, et ra-
conté l'impression que lui avait produite, à'Madrid, la
représentation de la comedia de Matos Fragoso, où
l'on voyait, aux applaudissements frénétiques de la
foule, les têtes sanglantes des infants exhibées, à la fin
d'un repas, à leur malheureux père. En 1828, Victor
Hugo, d'après une des romances traduites par son
frère, et en prétendant s'inspirer aussi d'une « romance
mauresque » imaginaire, composait librement la tren-
tième de ses Orientales^ qui met en scène la vengeance
tirée par le bâtard Mudarra du meurtrier de ses frères.
En 1836, Félicien Mallefille faisait jouer avec grand
succès un drame extravagant intitulé Les Sept Infants
de Lara^ auquel la légende n'a guère fourni que quel-
216 P0È3IES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
quesnoms propres. Ce qui avait surtout, en France,
fait la célébrité de ce thème, c'est la « dague au pom-
meau d'agate » que Mudarra,
Le fils de la renégate,
Qui commande une frégate
Du roi maure Aliatar,
porte sans fourreau jusqu'à ce qu'il ait pu l'enfoncer
dans la gorge du traître. Cette dague semblait en for-
mer le trait le plus romantique et le plus espagnol :
romantique, il l'était à coup sûr ; espagnol, il aurait
pu l'être, mais il sortait tout entier de l'imagination
de Victor Hugo, et il lui avait été suggéré par le be-
soin d'une rime (1).
Depuis lors, les principales romances des Infants de
Lara ont été traduites dans les romanceros de Damas-
Hinard et de M. de Puymaigre, et ce dernier érudit les
a accompagnées d'un intéressant commentaire; mais
l'Espagne romantique a perdu le prestige qu'elle
exerçait au commencement du siècle, et ce ne sont que
les curieux d'ancienne littérature qui connaissent
aujourd'hui ces fragments épiques et en apprécient, à
travers les déformations qu'ils ont subies, l'originale
et archaïque beauté.
En Espagne, la légende des Infants de Lara n'a pas
(1) [On trouvera plus loin une comparaison détaillée du poème
d'Hugo avec sa source.]
LES SEPT INFANTS DE LARA. 217 .
cessé d'être vivante et même populaire. Après les
(( comédies » du xvf et du xvif siècle, et les tragédies
classiques de l'époque afrancesada (1), elle a inspiré,
en 1834, à Angelo Saavedra (le duc de Rivas) son
drame du Moro Exposito^ premier et éclatant mani-
feste du romantisme que l'Espagne, chose bizarre,
était venue chercher à Paris. En 1853, ManuelFernân-
dez y Gonzalez en a tiré un roman historique qui obtint
un succès fort disproportionné à sa valeur, et qui jouit
encore d'une immense popularité, si bien que les inven-
tions de ce médiocre imitateur d'Alexandre Dumas
ont créé, dans les Heux mêmes oii se passe l'action de
la vieille épopée, une- de ces pseudo-traditions qu'il
faut bien se garder de prendre pour authentiques. Si
les romances elles-mêmes ne paraissent pas s'être,
comme d'autres, conservées dans la mémoire du peuple,
un livre populaire, qui remonte au xviii' siècle et qui
s'appuie tant sur les romances que sur les chroniques,
faisant d'ailleurs de leurs données un mélange informe
et accompagnant le récit de réflexions ridiculement
morales, n'a pas cessé de s'imprimer en de nom-
breuses éditions et ne manque jamais, dans aucune ville
d'Espagne, à ce qu'on appelle la lïbreria de cordel,
cette bibhothèque populaire dont les volumes, bro-
(1) On appelait afrancesados les Espagnols, fort nombreux alors,
qui aQectaient d'admirer exclusivement et d'imiter en tout nos
mœurs et notre littérature.
218 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYE>^ AGE.
chures grossièrement imprimées, pendent sur les
cordeaux qui servent d'étalage aux marchands.
La critique érudite s'est, depuis longtemps aussi,
occupée de ce sujet. En dehors des romances, qui ne
remontent qu'aux xv' et xvf siècles, l'histoire des
Infants de Lara est racontée dès le xiif siècle dans la
célèbre Cronica gênerai du roi Alphonse X, et, même
dans la forme très altérée où ce document était connu
jusqu'ici, il était facile de discerner, au niilieu de la
prose, des vers plus ou moins mutilés, et, parfois, des
vers qui se retrouvent dans les romances postérieures.
Pendant que les historiens discutaient la réalité des
événements rapportés dans la Cronica^ les philologues
cherchaient à comprendre le rapport qui existait entre
la version d'Alphonse et les romances. Ce rapport resta
obscur jusqu'à ce que Mila y Fontanals, le vrai fondateur
en Espagne de l'histoire critique de la littérature médié-
vale, étabht que romances et chronique remontaient
également à une ancienne épopée, à un cantar de gesta
qui était au moins du xif siècle. Il prouva, en effet, que
l'Espagne, — ou au moins la Castille, — avait eu, tout
comme la France, son épopée nationale. Cette épopée
n'est pas absolument spontanée : elle est née de la nôtre,
et ce sont nos « jongleurs » qui, dès le x' siècle sans
doute, ont importé au delà des Pyrénées leurs thèmes
poétiques, leurs laisses assonantes, leur chant mono-
tone et fortement rythmé, et la « vielle '> dont ils
LES SEPT INFANTS DE LARA. 219
l'accompagnaient. Mais cette plante exotique s'est
promptement enracinée dans le sol où elle avait été
introduite, et elle s'y est développée d'une façon puis-
sante et vraiment nationale. Après avoir d'abord
imité, puis accommodé à leur sentiment patriotique
les chansons françaises, les juglares espagnols en onl
bientôt composé d'autres, — qui ne doivent aux nôtres
que leur forme générale, — sur l'histoire propre de la
Castille. De leur travail, qui, malheureusement, s'est
en grande partie perdu, il s'est du moins conservé
deux admirables fragments, celui des Infants de Lara
et celui, plus moderne, du Ciel.
De la geste du Cid, il nous reste un poème presque
complet, sans parler d'un autre de moindre valeur;
les débris des Infants ont été sauvés d'une part par le
roi Alphonse et ses copistes, qui en ont inséré dans la
Crônica gênerai un résumé et des morceaux presque
textuels, d'autre part par les romances qui se sont
détachées au xv' siècle, peut-être dès le xiv% des can-
tares dont elles n'étaient d'abord que des « laisses (1) »,
mais qui, peu à peu, se sont altérées, modifiées, déve-
loppées à leur façon, et ont pris une existence propre,
comme ces rameaux qu'on plante dans le sol et qui
croissent ensuite loin du tronc auquel ils ont appartenu.
(1) On sait qu'on appelle « laisses » les séries de vers sur la même
assonance ou la même rime dont se composent les chansons de
geste françaises et espagnoles.
220 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Avoir reconnu ce fait pour les romances épiques en
général et spécialement pour celles des Infants, c'est
le grand mérite de Mila y Fontanals.
Toutefois, il n'avait pas vu la vérité tout entière.
Il ne s'était pas — faute de documents — rendu compte
que l'épopée espagnole, comme la française, avait
vécu et évolué pendant des siècles. Il ne possédait pas
le texte primitif de la Crônica gênerai, et il ne savait
pas que cet ouvrage avait subi des modifications suc-
cessives, lesquelles avaient, pour la partie relative aux
Infants, une importance capitale. Il comparait les
romances à la Crônica sans disposer, pour cette com-
paraison, des éléments nécessaires. Aussi se trouvait-il
fort embarrassé en présence de certains traits des
romances, qu'il sentait bien ne pas devoir appartenir
à leurs auteurs, et qu'il ne retrouvait pourtant pas
dans la chronique d'Alphonse. Un jeune savant espa-
gnol, M. Ramon Menéndez Pidal, dans un très beau
livre consacré à notre légende (1), vient enfin de faire
la lumière sur les points restés obscurs. Il a d'abord
retrouvé dans les manuscrits le texte authentique du
résumé d'Alphonse X, puis il a montré que des
remaniements de ce résumé, restés à peu près
inconnus jusqu'à lui, y avaient introduit des emprunts
à d'autres poèmes que celui où Alphonse avait puisé,
formes soit parallèles, soit successives, de la chanson
(l)La Leyenda de los Infantes de Lara, Madrid 1896, in-8<>.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 221
de geste. Il a retrouvé ainsi des traces deirohcantares,
et a fait voir que les romances étaient issues, comme
il est naturel vu leur date, des versions les plus
récentes. Ce n'est pas ici le lieu d'exposer la méthode
et le détail des recherches de M. Menéndez Pidal (1);
je me bornerai à présenter brièvement ce qui me paraît
en être le résultat essentiel.
Il semble bien que, sous le comte de Castille Garci
Fernàndez (970-995), il se passa dans les luttes quoti-
diennes entre chrétiens et Mores, luttes qui, mêlées de
succès et de revers, préparaient la totale reconçuista,
un événement tragique qui impressionna fortement les
esprits. Sept frères, fils du seigneur de Salas, petite
ville du district de Lara (la vallée montagneuse oii
court l'Arlanza), tout voisin alors du domaine musul-
man, furent tués dans la plaine d'Almenar, près du
Duero, en un combat que dirigeait Galib, le lieutenant
du célèbre Almansor, hadjib du Calife de Cordoue.
Les sept jeunes têtes, avec celle d'uu vieillard, gou-
verneur ou amo des « infants (2) », furent rapportées
à Salas et exposées dans la principale église : elles sont
encore là, réduites à des crânes qui tombent en pous-
sière. Est-il vrai que les infants avaient été victimes
(1) J'ai consacré au livre de M. Menéndez Pidal deux articles dans
le Journal des Savants (mai et juin 1898 ; tirage à part à la librairie
Bouillon).
(2) Ce titre, réservé aujourd'hui aux enfants puînés des rois, était
alors donné à tous les fils de familles nobles.
222 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
d'une trahison et que l'auteur de cette trahison était
Rodrigo Velâzquez, leur oncle maternel? Rien n'est
moins impossible en soi, dans ces sombres temps où
les haines atroces, les parjures, les assassinats, for-
maient avec les razzias impitoyables et les aventures
héroïques la trame habituelle de la vie des farouches
fijos dalgo. Mais cela pourrait bien aussi être simple-
ment dû à l'imagination populaire, qui dans tout
désastre voit une trahison. Quoi qu'il en soit, la
tradition le crut et le répéta, et de ce motif éminem-
ment épique l'épopée naissante ne tarda pas à s'ins-
pirer.
Vers la fin du xi' siècle ou le commencement du xif
se forma une première chanson, qui se bornait sans
doute à raconter la trahison de Rodrigo, la mort des
infants et de leur amo Muno Salido, et le pieux dépôt
de leurs têtes dans l'église de Sainte-Marie de Salas.
Dans le courant du xii' siècle, sans doute, vint s'ajouter
à ce noyau primitif une seconde partie : le senti-
ment de la justice poétique réclamait une revanche, la
vengeance des victimes, la punition du traître ; c'est
ainsi que chez nous la chanson primitive qui racontait
la trahison de Ganelon et la mort de Roland a reçu un
complément où les Sarrasins sont vaincus et Ganelon
est écartelé. Ici on feignit que le père des infants,
Gonzalvo Gustioz, avait été chargé, par le perfide Ro-
drigo, d'un message à la Rellérophon auprès d'Al-
LES SEPT INFANTS DE LARA. 223
mansor à Cordoue; que, jeté par celui-ci en prison, il
avait été soumis à l'affreux supplice de se voir présenter
à l'improviste les têtes de ses fils envoyées à Cordoue;
mais que dans sa captivité il avait eu d'une princesse
more un fils, Mudarra, qui, élevé à Cordoue, avait
appris un jour le secret de sa naissance, était venu en
Castille et avait vengé son père et ses frères sur Ro-
drigo Velàzquez. C'est \Qccmtar de g esta ainsi amplifié
qu'a connu Alphonse X au xiii' siècle et qu'il a résumé
dans sa chronique.
Les autres c^m/<2res' ne sont que des variantes de celui-
là, et les différences qu'ils présentent s'accusent en gé-
néral, mais non toujours, comme postérieures. Ils ont
donné à Gonzalvo Gustioz, aux infants, à Rodrigo^une his-
toire antérieure, par un procédé que nous retrouvons
à chaque instant dans les renouvellements de nos
chansons de geste; ils ont, sous l'influence même de
ces chansons, — que d'ailleurs le premier cantar avait
déjà largement subie, au moins dans sa seconde
partie, — modifié certains détails, introduit certains
épisodes d'un caractère romanesque et chevaleresque ;
ils ont ajouté à la mort de Rodrigo le supphce de sa
femme, Llambla, cause première de la terrible tra-
gédie ; mais en somme ils ont gardé intact le fond du
poème primitif, et c'est ce fond qui par eux a passé
dans le petit groupe de romances anciennes consacrées
aux Infants de Lara, et qui fait de ce groupe, avec celui
224 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
des romances du Cid, le plus beau elle plus vraiment
épique du romancero castillan.
Ce cantar est en effet une œuvre de premier ordre,
autant que nous permettent de le juger les débris qui
en ont été sauvés. Certains morceaux, grâce au roi
chroniqueur et aux remanieurs de son œuvre, nous
sont arrivés presque intacts, avec leur rythme et
leurs assonances (1), avec leur style énergique et pit-
toresque. D'autres parties sont moins bien conservées,
mais nous pouvons toujours suivre le récit et en ap-
précier le caractère. Je voudrais, par une analyse
mêlée de traduction, donner aux lecteurs une idée de
ce poème si original et si puissant, où revit toute la
vieille Castille de l'époque barbare, où se peignent
avec une naïveté saisissante son orgueil, son point
d'honneur bizarre et impitoyable, son esprit de
famille, ses superstitions, ses haines et ses tendresses,
son individuaUsme hautain, sa lutte acharnée contre
le More et ses perpétuelles ententes avec lui. C'est un
tableau aux couleurs à la fois éclatantes et sombres,
qui n'est pas une œuvre factice d'imagination rétro-
spective, qui est l'image toute vivante créée d'un jet
puissant et spontané par l'époque même qui s'y est
représentée. Je me servirai, pour la reproduction que
j'essaie d'en donner^ de toutes les formes que M. Me-
(1) M. Menéndez Pidal a restitué avec bonheur un grand nombre
de vers du cantar d'après les chroniques.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 225
néndez Pidal a si laborieusement relrouvées et qu'il a
souvent restaurées avec un goût si sûr ; j'indiquerai
seulement en note, quand cela me semblera intéres-
sant, les variantes que je n'aurai pas admises dans
mon exposé. Je tâcherai de laisser intacte la couleur
de la vieille fresque, convaincu que c'est précisément
ce qu'elle offre souvent d'étrange et de barbare qui en
fait en partie l'intérêt, et que les beautés d'ordre im-
périssable qui s'y rencontrent ne seront que plus frap-
pantes si l'on comprend bien le milieu, profon-
dément original et particulier, dans lequel elles sont
écloses.
Voici donc quel était, dans ses deux parties, le
cantar des Infants de Salas que les juglares de la
Vieille-Castille chantaient au xn' siècle, en accompa-
gnant d'un coup d'archet sur la vihuela la mélopée
des longs vers de quatorze syllabes.
Gonzalvo Gustioz, seigneur de Salas, avait épousé
dona Sancha, sœur de Rodrigo ou Ruy Velazquez,
seigneur de Yilvestre. Il en avait eu sept fils, les sept
infants de Salas, très voisins par la date de leur nais-
sance (1), qui avaient tous été élevés par le bon
(1) Les romances, sans doute d'après un cantar plus re'cent, disent
que dona Sancha avait eu ses sept fils d'une portée, ce qui la fait
traiter àepuerca (truie) par dona Llambla.
15
226 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
chevalier Muno Salido, et avaient été faits chevaliers
le même jour par le comte de Castille Garci Fer-
nândez. Ils étaient déjà chevaliers quand leur oncle
Rodrigo Velàzquez épousa dona Llambla (c'est le
nom latin Flammula)^ cousine du comle. Les noces
furent célébrées à Burgos, en grande magnificence, et
durèrent cinq semaines ; il y eut de belles réjouis-
sances, bouhourdis (1) et course de taureaux, jeux de
tables (2) et d'échecs, et jongleurs chantant leurs
chansons. Dans la dernière semaine, Ruy Velàzquez
fit dresser un tablado (3) très haut, hors de la ville,
sur la grève de FArlanzon, et promit un riche présent
à quile renverserait d'un coup de lance. Tous les che-
valiers présents s'y essayèrent, mais sans succès.
Alvar Sânchez, cousin germain de dona Llambla,
frappa la poutre la plus haute d'un coup si fort qu'on
l'entendit de la ville. Dona Llambla, qui était restée
dans Burgos avec sa belle-sœur dona Sancha et les
sept infants, ayant su que c'était son cousin qui avait
porté ce coup, s'écria :
(1) Les boiihourds sont de grosses lances courtes avec lesquelles
on joutait: de là bouhourder (esp. bofordar)^ houhourdis. On remar-
quera qu'il ne s'agit pas encore des tournois proprement dits, qui
furent inventés en France au xi^ siècle.
2) Sorte de trictrac fort en faveur au moyen âge.
(3) Le tablado était à peu près ce qu'était chez nous la quintaine,
un assemblage de pièces de bois qu'on frappait de la lance et qu'il
fallait renverser ; mais la difficulté était surtout dans le fait que
les poutres ou tablas étaient placées très haut.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 227
— Voyez, amis, quel chevalier est Alvar Sànchez !
Nui aulre que lui n'a pu frapper jusqu'au haut du
tablado.
Gonzalvo Gonzâlvez, le plus jeune des infants, piqué
de ces paroles, prit sa lance, s'achemina seul, sans
qu'on s'en aperçût, vers la grève, et frappa si rude-
ment le tablado qu'il brisa une des poutres du milieu.
Dofia Sancha et ses fils, quand ils l'apprirent, en
eurent grande joie, et dona Llambla en eut grand
dépit. Mais Alvar Sânchez se mit à insulter Gonzalvo,
tant que celui-ci, d'un coup de son poing terrible,
lui brisa les dents et les mâchoires, et le jeta mort
à ses pieds.
Quand dona Llambla sut l'événement, elle se prit
à pleurer et à crier, disant que jamais dame n'avait
ainsi été insultée à ses noces (1). A ses cris accourut
Ruy Velàzquez, qui s'élança vers la grève, où les in-
fants avaient rejoint Gonzalvo, et frappa celui-ci d'un
bâton sur la tête, en sorte que le sang jaillit en cinq
endroits. Gonzalvo lui dit que, sur sa vie, il ne recom-
mençât pas, et, Ruy ayant de nouveau levé son bâton,
Gonzalvo, qui n'avait pas d'armes, saisit un autour
qu'un écuyer portait sur le poing, et en frappa si vio-
lemment son oncle au visage que le sang jaillit par
les narines. Ruy Velàzquez appela ses hommes aux
(1) Faire un affronta une mariée le jour de ses noces est un délit
puni par le Fuero real.
228 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
armes ; les infants de leur côté réunirent leurs vassaux,
et une mêlée furieuse allait s'engager, quand survin-
rent le comte Garci et Gonzalvo Gustioz, qui rétabli-
rent la paix. On déclara se pardonner des deux parts,
mais la rancune inextinguible couvait dans le cœur
altier de dona Llambla (1)
Elle dissimula toutefois, et invita ses neveux à venir
à son château de Barbadillo, pendant que leur père
et son mari accompagnaient le comte dans une tour-
née militaire. Sur les bords de l'Arlanza, qui baigne
Barbadillo, les infants prirent des oiseaux avec leurs
faucons et les offrirent à leur nouvelle tante. Pendant
qu'on attendait le repas, dona Llambla, de son palais,
aperçut Gonzalvo, qui, ne se croyant pas regardé, et
désirant baigner son faucon dans la rivière, n'avait
gardé que ses vêtements de dessous {panos de lino),
Dona Llambla voulut voir là une offense mortelle.
— Amies, dit-elle à ses femmes, voyez-vous dans
quel costume Gonzalvo se montre à nous ? C'est pour
que nous nous éprenions de lui ; mais je vous dis qu'il
ne m'échappera pas sans que je me sois vengée.
Et appelant un de ses hommes, elle lui dit:
— Prends une courge, remplis-la de sang, et jette-
la à la poitrine de celui que tu vois là qui baigne son
(1) Les cantares postérieurs supposent qu'il y avait entre Alvar
Sânctiez et dona Llambla une intimité coupable ; mais il est plus
conforme aux idées et aux mœurs antiques d'attribuer le ressenti-
ment de Llambla simplement au fait que le mort était sou parent*
LES SEPT INFANTS DE LARA. 229
faucon ; et si on te menace sauve-toi et viens à moi, et
n'aie pas peur : je te garantirai.
L'homme fît ce qui lui avait été dit et couvrit de
sang les vêtements blancs de Gonzalvo. Les infants^
qui se croyaient bien avec doiia Llambla, se mirent à
rire ; mais Gonzalvo s'écria :
— Frères, vous avez tort de rire, et je vous dis que
si pareil outrage avait été fait à l'un de vous, je ne
vivrais pas un jour sans l'avoir vengé (1).
Alors Diago Gonzalvez, l'aîné des frères, dit :
— La chose est grave, en effet, et mérite réflexion.
Courons à cet homme : s'il nous attend sans crainte^
c'est qu'il n'a voulu que se jouer ; mais s'il s'enfuit
vers dona Llambla, c'est qu'il a agi par son ordre,
et alors nous le tuerons, quand même elle voudrait le
protéger.
Ils prirent donc leurs épées et montèrent au palais,
et l'homme, quand il les vit, s'enfuit vers doha Llam-
bla, et elle le couvrit de son manteau.
— Tante, lui dirent les infants, n'essayez pas de
protéger cet homme!
— C'est mon serviteur, dit-elle, et puisqu'il est
sous ma garde, je vous défends de le toucher.
Mais ils l'arrachèrent de dessous son manteau, et
le tuèrent sous ses yeux, et des coups d'épée qu'ils
(1) Salir les vêtements de quelqu'un en lui jetant une courge est
aussi une offense punie par un fuero.
230 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
lui donnèrent le sang jaillit sur la coiffe et sur le
Yêtement de doiîa Llambla, si bien qu'elle en resta
tout ensanglantée (1). Puis ils s'en allèrent à leur
château de Salas, peu éloigné de Barbadillo.
Dofia Llambla fît dresser au milieu de sa cour un
catafalque oh elle plaça le corps du mort, et pendant
trois jours elle le pleura avec ses femmes, déchirant
ses vêtements, et disant qu'elle était veuve et n'avait
pas de mari. Et quand Ruy Velazquez arriva à Barba-
dillo, elle se jeta à ses pieds tout en pleurs et les vête-
ments déchirés, et lui demanda vengeance.
— Dona Llambla, répondit Rodrigo, taisez-vous et
prenez patience ; car je vous promets que je vous ferai
tel droit de celte injure que le monde entier en aura
que dire.
Tel est le sanglant prologue de la tragédie.
Cependant Gonzalvo Gustioz, revenu aussi à Salas,
avait appris la chose et engagé ses fils à apaiser leur
oncle; ils lui offrirent, en effet, satisfaction, et Ro-
drigo feignit d'accepter, leur adressa des paroles
flatteuses, et sembla être redevenu leur meilleur ami.
Quelques jours après, il dit à son beau-frère :
— Vous savez qu'Almansor de Cordoue est mon
(1) C'était l'ofTense la plus grave que Ton pût faire à une femme
de haut rang: le manteau qu'elle étendait sur un fugitif devait être
un asile inviolable.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 231
ami depuis longtemps (1), et il m'a promis un secours
d'argent pour mes noces, qui m'ont causé de grandes
dépenses. Vous me rendriez service si vous vouliez
lui porter une lettre et lui demander de tenir sa pro-
messe.
Gonzalvo y ayant consenti de bonne grâce, Rodrigo
fit écrire, par un More qu'il avait, une lettre en arabe
où il disait : « A vous, Almansor, de moi Ruy Velàz-
quez, salut, comme à celui que j'aime de tout cœur.
Je vous fais savoir que les fils de Gonzalvo Gustioz,
celui qui vous porte cette lettre, m'ont insulté moi et
ma femme, et comme je ne puis me venger d'eux en
terre cbrétienne ainsi que je le voudrais, je vous en-
voie leur père, en vous priant, si vous m'aimez, de le
faire décapiter. De mon côté, je rassemblerai une
troupe et j'entrerai sur votre territoire comme pour
vous combattre, et j'emmènerai avec moi mes sept
neveux dans la plaine d'Almenar. Envoyez là une
armée sous les ordres de Galve et Viara, mes amis :
je leur livrerai mes neveux, qu'ils décapiteront. Ce
sera pour vous un grand avantage, car vous n'avez
pas parmi les cbrétiens d'ennemis plus redoutables,
ni dans lesquels le comte Garci Fernàndez ait plus de
confiance. » Puis, — ayant fait tuer l'écrivain, — il
(1) Rien n'était moins rare alors que ces amitiés, plus ou moins
clandestines, entre les chefs mores et les barons chrétiens : l'his-
toire du vrai Gid en montre, on le sait, plus d'un exemple. On ne
retrouve plus rien de pareil après le xf siècle.
232 . POÈMES ET LÉGENDES DU 3I0YEN AGE.
se rendit à Salas et remit la lettre à Gonzalvo, en
l'assurant de sa reconnaissance et en disant à dona
Sancha, sa sœur, que Gonzalvo reviendrait riche de
sa mission.
Quand Almansor, ayant reçu Gonzalvo, eut ouvert
la lettre que celui-ci lui tendait, il eut horreur d'une
telle perfidie et ne voulut pas le tuer; il se contenta
de l'enfermer dans sa prison. Puis il ordonna à Galve
et à Viara de rassembler une armée et de la con-
duire, pour le jour marqué, dans la plaine d'Al-
menar.
Cependant Ruy Velâzquez proposait à ses neveux
de faire avec lui une razzia en territoire more (1) et
leur donnait rendez-vous dans la plaine d'Almenar,
oii il les précéderait, son château de Vilvestre en
étant plus voisin que Salas. Les infants se mirent en
marche, accompagnés de leur fidèle amo Mufio Sa-
lido, lequel était grand aguerero^ c'est-à-dire très
versé dans cette science des augures qui jouait un
rôle essentiel dans la vie des aventuriers castillans
d'alors (2). A un défilé de la vallée qu'ils descendaient,
(1) Il paraît singulier que cette proposition soit faite et acceptée
pendant que Gonzalvo est à Cordoue, auprès d'Almansor. On com-
prendrait mieux que, Gonzalvo ne revenant pas, Rodrigo proposât à
ses neveux d'aller le venger ou s'emparer de quelque otage pour
le ravoir, et il y a en efTet certains indices qui permettent de croire
qu'une telle version a existé.
(2) Le vol des oiseaux ne faisait pas seulement pressentir le
succès des expéditions : il en suggérait souvent l'entreprise et la
LES SEPT INFANTS DE LARA. 233
il vit des oiseaux de si funeste présage qu'il engagea
les infants à revenir sur leurs pas et à attendre une
meilleure conjoncture. Mais Gonzalvo lui répondit que
le présage concernait sans doute le seul Rodrigo,
chef de l'expédition, et qu'ils ne retourneraient pas.
Alors Muno Salido leur dit :
— Fils, je vous dis la vérité. Si vous êtes résolus à
braver ces augures, envoyez dire à votre mère qu'elle
fasse dresser sept catafalques couverts de noir au mi-
lieu de sa cour, et qu'elle vous pleure comme morts.
— Muno Salido, cria Gonzalvo, si vous n'étiez mon
amo, je vous tuerais pour ces paroles : je vous défends
de les répéter.
— Puisqu'il en est ainsi, dit Muno, donnez-moi
congé, car je m'en retourne à Salas et nous ne nous
reverrons jamais.
Il s'en retourna vers Salas ; mais en chemin il pensa
qu'il faisait mal de laisser ainsi, par crainte de la
mort, ceux qu'il avait élevés, surtout étant vieux et
de grand âge comme il était, et qu'il était plus natu-
rel à lui d'afïronter la mort qu'à eux qui étaient tout
jeunes et pleins d'avenir, et que puisqu'ils ne crai-
gnaient pas la mort il devait, lui, encore moins la
craindre, et que s'ils y mouraient et qu'il survécût,
il serait déshonoré : « et ce serait grande honte pour
direction. C'est ainsi que le Cid, et bien d'autres comme lui,
u vivaient à augure ».
234 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
moi, pensa-t-il, d'avoir été honoré dans ma jeunesse
et d'être honni dans ma vieillesse ». Et tournant bride,
il reprit le chemin que suivaient les infants.
Quand il les rejoint, ils sont déjà près de Rodrigo,
dans le val de Febros, et lui ont raconté les efforts
du vieillard pour les arrêter. Il s'ensuit entre Rodrigo
et Muno un échange de paroles violentes, et le terrible
Gonzalvo tue d'un coup de poing un chevalier de son
oncle qui voulait frapper ïamo. Les deux bandes vont
en venir aux mains, quand Rodrigo, sachant que sa
vengeance ne lui échappera pas, accepte la satisfac-
tion légale de cinq cents sous que lui offre Gonzalvo,
et tous se dirigent vers la plaine d'Almenar.
Je ne raconterai pas la bataille, dans laquelle les
infants, abandonnés par leur oncle et enveloppés d'en-
nemis, ne sont vaincus que par leur fatigue, devenue
si grande qu'ils ne peuvent plus même lever le bras
pour frapper. Je citerai seulement le trait subhme de
la mort du vieux Muno Sahdo, qui, au commencement
du combat, bien qu'il vienne d'avoir la preuve de la
trahison de Rodrigo, dit aux infants :
— Fils, ne craignez rien, car les augures que je
vous ai dit qui étaient contraires ne l'étaient pas ; ils
étaient bons et donnaient à entendre que nous serions
vainqueurs et ferions grand butin. Allez hardiment,
et je vous dis que je frapperai le premier coup, et je
vous recommande à Dieu.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 235
Et, piquant son cheval, il se jette au milieu des en-
nemis et tombe percé de coups.
A un moment, les infants peuvent envoyer un d'eux
à Ruy Velàzquez, qui est demeuré avec sa troupe
spectacteur du massacre des leurs, pour lui demander
s'il les secourra.
— Ami, lui répond Rodrigo, va-t-en à ta bonne
aventure ! Croyez-vous donc que j'aie oublié l'affront
que vous m'avez fait à Burgos quand vous avez tué
Alvar Sânchez? et celui que vous avez fait à ma femme
dona Llambla quand vous lui avez arraché son servi-
teur de dessous son manteau et que vous le lui avez
tué devant elle et avez ensanglanté sa coiffe et ses vê-
tements? et la mort du chevalier que vous m'avez
tué à Febros? Vous êtes de bons chevaliers : défendez-
vous comme vous pourrez, car de moi vous n'aurez
aucun secours.
Quand les infants ont été amenés dans la tente de
Galve et de Viara, ceux-ci, pleins d'admiration et de
pilié, les épargneraient; mais Ruy Velàzquez accourt
et les menace de les dénoncer à Almansor, et ils don-
nent alors l'ordre de décapiter les infants, ce qui se
fait en commençant par l'aîné, Diago, et en finissant
par Gonzalvo, le plus jeune. Rodrigo repaît ses yeux de
ce spectacle, puis retourne à Vilvestre. Galve et Viara
se rendent à Cordoue et présentent à Almansor les
têtes des infants et celle de Muno Salido.
236 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Gonzalvo Gustioz était dans sa prison quand il vit
entrer Almansor.
— Salut^ seigneur! lui dit-il ; je pense que si tu me
visites, c'est que tu veux me délivrer.
— Oui, mais d'abord écoule. Mes guerriers ont
combattu les chrétiens dans la plaine d'Almenar, et
nous avons eu la victoire ; on m'a envoyé huit têtes,
sept de jeunes et une de vieux. On dit qu'elles sont du
district de Lara. Vois-les, et dis si tu les connais.
Et il mena le prisonnier dans la grande salle de son
palais, où, sur un drap blanc, étaient exposées les tê-
tes, d'abord celle de Muno, puis celles des sept infants,
dans l'ordre de leur naissance. Dès que Gonzalvo les
aperçut, il les reconnut et tomba par terre comme
mort. Puis il se releva, et, prenant les têtes dans ses
mains l'une après l'autre, il consacra à chacune d'elles
le « regret » funèbre auquel elle avait droit.
Ce morceau, par unheureux hasard, nous est arrivé
presque intact, dans la forme de ses grands vers asso-
nants. Je vais tâcher de le traduire fidèlement. On ne
peut rien imaginera la fois de plus profondément épi-
que et de plus particulièrement castillan et médiéval.
Gonzalvo ne se borne pas à de vaines lamentations : il
s'attache, — et c'est là ce qui est profondément épique
et ce qui ne serait jamais venu à l'idée d'un poète de
cabinet, — en tenant chacune de ces têtes sanglantes,
à faire l'éloge de celui auquel elle appartenait ; il met
LES SEPT INFANTS DE LARA. 237
en relief les qualités qui le distinguaient et qui ren-
dent sa perte déplorable, et ces qualités sont tel-
lement caractéristiques du temps et du lieu qu'elles
donnent à cette poignante oraison funèbre, à côté de
sa haute valeur poétique, tout le prix d'un incompa-
rable document d'histoire et d'archéologie (1).
11 prit d'abord dans ses bras la tête de Miino Salido,
Et il parlait avec elle comme s'il eût été vivant.
« Dieu te sauve, Muno Salido, mon compère et mon ami !
Qu'as-tu fait de mes fils ? Je les avais mis entre tes mains
Parce qu'en Léon et en Gastille vous étiez très redouté (2),
Et par de plus hauts que vous-même vous étiez servi.
Que Dieu vous pardonne, mon compère et mon ami,
Si vous avez été du conseil de leur oncle don Rodrigo !
Mais non, vous ne l'aurezpas fait, d'aprèstoutce quej'aisude vous :
Vous aurez pris les augures comme leur amo et leur parrain;
Gonzalvo Gonzàlvez, mon fils, n'aura pas voulu vous croire.
Et pardonnez-moi, compère et mon bon ami,
Si j'ai dit sur vous une si grande fausseté. »
La tête de Muno Salido, il la remit en son lieu,
Et il fut prendre dans ses bras celle de Diago Gonzàlvez,
En arrachant ses cheveux et la barbe de sa face.
«Me voilà seul et malheureux pour ces noces et ce bouhoiirdis !
Fils Diago Gonzàlvez, c'est vous que j'aimais le mieux.
Grand bien vous voulait le comte, car vous étiez son juge ;
Vous avez aussi porté son enseigne au gué de Cascajar :
En manière d'homme très hardi vous l'en avez tirée avec honneur ;
(1) Je marque par des blancs, au milieu de chaque vers, la pause
qui le sépare en deux hémistiches, si nettement marqués qu'ils ont
été plus tard, dans les romances, considérés comme des vers
distincts. J'essaie ainsi de faire mieux ressortir le rythme du vieux
vers castillan.
(2) La vieille poésie épique castillane, comme la nôtre, mélange
souvent les tu et les v/ous dans un discours adressé à la même per-
sonne, et parfois dans la même phrase.
238 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Vous avez fait ce jour-là, fils, une très grande vaillantise:
Vous avez levé l'enseigne et l'avez mise dans la plus grande mêlée ;
Trois fois elle fut abattue, et trois fois vous la relevâtes.
Et vous avez tué avec elle deux rois et un gouverneur.
Ils descendirent, les Mores, ils furent obligés de lâcher pied,
Ils se réfugièrent sous leurs tentes, car ils n'osaient en sortir.
Ruy Velâzquez eût été preux s'il était mort ce jour-là!
Les Mores veillèrent toute la nuit, et s'en allèrent à Gormaz (1).
Ce jour-là le comte vous donna Caraco en héritage :
La moitié en est peuplée, la moitié est à peupler ;
Puisque vous êtes mort, fils, l'endroit se dépeuplera. »
La tête de Don Diago, il se prit à la baiser ;
La baignant de ses larmes, il la remit en son lieu.
Comme chacun naquit, dans cet ordre il les prenait.
La tête de don Martin Gonzalvez, il la prit dans ses bras :
« 0 fils Martin Gonzalvez, personne tant honorée.
Qui pourrait juger en vous tant de beaux enseignements?
Un tel joueur de tables, il n'y en avait pas dans toute l'Espagne.
Avec sagesse et mesure vous parliez en tout lieu.
Que je vive ou que je meure, de moi il ne m'en chaut plus ;
Mais j'ai un deuil cruel pour votre mère dona Sancha :
Sans fils et sans mari, elle va rester si déconfortée ! )>
La tête de don Martin, il la posa en pleurant,
Et celle de Suero Gonzalvez, il la prit dans ses bras.
« Ah! fils Suero Gonzalvez, cœur vaillant et loyal,
De vos perfections un roi pourrait se contenter.
Vous étiez maître en fait d'oiseaux, vous n'y aviez pas votre pareil
Pour bien chasser avec eux et les faire muer à leur temps.
Mauvaises noces nous arrangea le frère de votre mère !
Moi, il m'a mis en captivité, et il vous a fait décapiter.
Ceux qui sont nés et qui naîtront l'en appelleront traître. »
11 baisa la tête et la posa en pleurant,
Et il prit dans ses bras celle de Fernand Gonzalvez.
(1) Cette bataille de Cascajar, où Ruy Velâzquez et Diago Gon-
zalvez luttèrent de prouesse, paraît avoir été l'objet d'un poème à
part, mais sans doute postérieur à notre chanson ; l'allusion faite ici
aura été insérée plus tard.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 239
« Fils, corps honoré, et nom de bon seigneur.
Nom du comte Fernand Gonzâlvez (1), celui qui vous baptisa!
De vos qualités, fils, se contenterait un empereur:
Tueur d'ours et de sangliers, et seigneur des chevaliers !
Soit à pied, soit à cheval, aucun autre n'était meilleur.
Jamais de mauvaises compagnies vous n'avez été ami,
Mais avec les grandes et les hautes vous vous trouviez à l'aise.
Votre oncle Don Rodrigo nous a arrangé de mauvaises noces !
Il vous a fait tuer, et moi il m'a mis en prison.
Traître l'en appelleront ceux qui sont nés et qui sont à naître. »
Il baisa la tête et la remit en son lieu.
Celle de Ruy Gonzâlvez, il la prit entre ses bras.
« Fils Ruy Gonzâlvez, corps adroit et dispos.
De vos bonnes apertises un roi serait content.
Loyal envers votre seigneur, véridique envers vos amis,
Le meilleur chevalier d'armes que jamais homme ait vu !
Mauvaises noces nous a arrangées votre oncle Don Rodrigo !
Il vous a fait décapiter, et de moi il a fait un captif.
Vous voilà sorti de ce monde misérable ;
Mais lui, pour toujours, il a perdu le paradis. »
Baisant cette tête, il la remit en son lieu,
Et dans ses bras il prit celle de Gustio Gonzâlvez ;
De la poussière et du sang il nettoya bien le visage.
Et, faisant un deuil si cruel, il la baisa sur les yeux :
« Ah! fils Gustio Gonzâlvez, quelles bonnes qualités vous aviez !
Vous n'auriez pas dit un mensonge pourtoutcequ'ilyaenEspagne.
Chevalier de noble sorte, très bon frappeur d'épée.
Celui que vous frappiez en plein, il restait mort ou étourdi.
Mauvaises nouvelles iront de vous, fils, au district de Lara ! »
Puis il baisa la tête et la remit en son lieu ;
Celle de Gonzalvo Gonzâlvez, il fut la prendre dans ses bras,
Arrachant ses cheveux, faisant un deuil extrême :
« Fils Gonzalvo Gonzâlvez, comme votre mère vous aimait!
Et vos bonnes façons, qui pourrait les conter?
Bon ami pour vos amis, et à votre seigneur loyal.
Connaisseur du droit, vous aimiez à rendre la justice ;
(1) Le (( grand comte » de Castille, père de Garci Fernândez.
240 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
Très expert dans les armes, vous n'aviez pas votre pareil,
Distributeur de votre richesse pour gratifier les vôtres ;
Abatteur de tahlado tel qu'on n'en a jamais vu ;
En chambre avec les dames mesuré dans vos paroles ;
Il fallait de la subtilité à qui parlait avec vous,
Et celui-là était bien fin qui n'y était pas vaincu.
Ceux qui me craignaient à cause de vous seront mes ennemis ;
Si je retourne à Lara, je ne vaudrai plus rien :
Je n'ai parent ni ami qui se soucie de me venger ;
Mieux me vaudrait être mort que voir un si grand malheur (1) ! »
La tête lui tomba des mains et alla rouler sur les autres,
Et lui-même chut à terre comme mort, ne sachant plus où il était.
Almansor en fut tout ému et se mit à pleurer.
A cette scène d'un si haut pathétique en succède
une autre des plus étranges, où éclatent la mobilité et
la brutalité de ces âmes primitives. Almansor, quit-
tant la salle tragique, rencontre sa sœur, « qui était
très belle et vierge, et qui parlait très bien et très à
propos )), et il lui dit d'aller réconforter le malheureux
père par de bonnes paroles. Elle s'y refuse d'abord,
mais il l'exige en la menaçant, et elle entre dans la
salle où Gonzalvo était toujours étendu sur le sol. Elle
le relève, l'assied auprès d'elle, et commence à le con-
soler en lui disant :
— Confortez-vous, chrétien; vous me semblez bien
lâche, vous qui^ dit-on, dans la bataille, ne craignez ni
vivants ni morts ! Vous n'auriez pas supporté ce que
j'ai souffert, moi. Mon frère Almansor m'avait mariée
à un roi puissant et riche, et nous eûmes sept fils, et
(1) Ces quatre vers paraissent imités des lamentations de Charle-
magne sur son neveu, dans la Chanson de Roland,
LES SEPT OFANTS DE LARA. 241
comme nous nous rendions tous à Cordoue pour une
fête, nous fûmes surpris dans la campagne de Séville
par des chrétiens, qui tuèrent mon mari et mes sept
fils ; moi, je m'enfuis et me cachai, et pendant plu-
sieurs jours je souffris grande misère. Et pourtant je
ne me tuai pas de douleur comme vous faites ! Et je
vois que malgré vos cheveux blancs vous avez le visage
frais, et peut-être pourrez-vous encore faire des fils
qui vengeront les autres.
Tout ce qu'elle disait était mensonge, car elle était
vierge et n'était pas d'âge à avoir eu sept fils. Et Gon-
zalvo Gustioz fit attention à elle et aux paroles qu'elle
avait dites, et lui dit :
— Dame, Dieu donne qu'il en soit ainsi ! Et c'est
avec vous que je ferai le fils qui vengera les autres î
Elle eut beau s'en défendre et dire que son frère les
tuerait tous les deux : il répondit qu'il ne la laisserait
pas aller pour tout ce qu'il y avait de Mores en Espa-
gne. Et, bien qu'il fût miné par la dure prison qu'il
avait eue et la mauvaise nourriture, il la saisit et la
posséda, et Dieu voulut que de cette union elle restât
enceinte d'un fils que, plus tard, on appela Mudarra
Gonzàlvez, qui fut bon chrélien et tua Ruy Velàzquez
et dona Llambla et vengeases frères (1).
(1) Je suis la version d'un remaniement de la Crônica gênerai;
celle qu'avait adoptée Alphonse X est beaucoup plus banale : Alman-
sor, comme les rois sarrasins de tant de nos chansons de geste,-
16
242 POÈMES ET LÉGENDES DE MOYEN AGE.
Vinfaiite partie sans que nul eût soupçonné l'aven-
ture, Almansor revint et dit à Gonzalvo :
— Je ne gagne rien à te garder prisonnier, car tu
n'as plus ni force ni sens. Je te rends la liberlé, et je
te ferai accompagnerjusqu'aux frontières delà Castille,
et je te donnerai ces têtes dans un coffre pour que tu
les emportes en ton pays.
Gonzalvo le remercia beaucoup, et le lendemain il
se mit en route. Mais auparavant l'infante était venue
en secret auprès de lui, et lui avait dit :
— Si j'ai un enfant de toi, comment retrouvera-t-il
son père?
— Si c'est une fille, dit Gonzalvo, garde-la, et que
ton frère la marie. Si c'est un fils, voici la moitié d'un
anneau dont je garde l'autre moitié ; quand il sera
homme, qu'il vienne me trouver à Salas et me le
rapporte.
Et il partit pour Salas, oii dona Sancha fit grande
joie de son retour ; mais Gonzalvo ouvrit le coffre qu'il
avait apporté et lui montra les têtes :
— Voilà, lui dit-il, le présent que vous envoie Ruy
Velâzquez, votre frère !
Elle tomba inanimée sur le sol, et depuis elle ni lui
n'eurent un jour de joie.
avait chargé una Mora fija dalgo de prendre soin du prisonnier ;
Gonzalvo et elle s'étaient aimés dans la prison, et elle était ainsi
devenue mère de Miidarra.
LES SEPT INFANTS DE LA.RA 243
Leurs malheurs n'étaient pas encore à leur comble.
Ruy Velâzquez, pour échapper au châtiment de sa tra-
hison, s'était emparé des châteaux dont il avait la
garde pour le comte de Castille,et s'était révolté contre
lui. Il prit aussi l'un après l'autre tous les domaines
de Gonzalvo et ne lui laissa que Salas, qui tombait en
ruine^, et oii dona Sancha et son mari n'avaient plus
qu'une pauvre servante. Gonzalvo, à force de pleurer,
avait perdu la vue, et il allait avec un bâton à la main.
Chaque jour, Rodrigo, non content de cette misère et
de cette douleur, faisait jeter sept pierres dans les fe-
nêtres du vieillard pour lui rappeler la mort de ses
sept fils. Et cette vie dura dix-huit ans, mais enfin
Dieu y pourvut (1).
*
Mudarra, fils de Gonzalvo et de l'infante more, était
élevé dans le palais d'Almansor, qui lui voulait grand
bien comme à son neveu (2) et qui estimait les belles
qualités qu'il montrait dès l'enfance. Quand il eut
dix-huit ans, sa mère et son oncle lui apprirent de
qui il était le fils (3) et la trahison oii ses frères avaient
(1) Ce récit est propre au deuxième cantar, que je suis pour toute
la fin de préférence au premier, qui est peut-être plus ancien, mais
qui, au moins dans le résumé de la Crônica gênerai, est moins inté-
ressant et très écourté.
(2) Il faut supposer que la sœur d'Almansor lui avait confessé son
aventure et qu'il ne lui en avait pas voulu.
(3) Je prends ce trait au premier cantar ; le second intercale ici un
épisode où Mudarra, jouant aux tables, est appelé par son adver-
244 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
péri. Il résolut aussiiôt d'aller trouver son père, s'il
était encore en vie, et de venger ses frères. Il se diri-
gea donc vers Salas, avec une troupe de chrétiens,
prisonniers d'Almansor, que celui-ci avait mis en
liberté et lui avait donnés.
Une nuit, dona Sancha songea un songe qu'elle
raconta à son mari :
— Seigneur, sachez que cette nuit, près du matin (1),
i'ai songé que vous et moi étions sur une très haute
montagne, et du côté de Cordoue je voyais un autour
venir en volant, et il se posait sur ma main, et il ou-
vrait ses ailes, et il me semblait qu'il était si grand que
son ombre nous couvrait tous les deux, et il se levait
et allait se poser sur l'épaule de Ruy Velâzquez, le
traître, et il le pressait si fort de ses serres qu'il lui
arrachait un bras du corps, et il en coulait des ruis-
seaux de sang, et je m'agenouillais et buvais le sang.
Gonzalvo soupira et lui dit que peut-être Dieu accom-
plirait ce songe.
Le jour même, comme le vieillard, revenu de la
messe, pleurait dans son manoir en ruines, Mudarra
survint et se fit connaître à son père. Gonzalvo crai-
gnait que doîia Sancha ne fût offensée par la révélation
de l'existence de ce bâtard ; mais loin de là, pressen-
saire u fils de personne », et exige alors de sa mère le secret de sa
naissance. C'est un récit postérieur, qui a ses modèles dans nos
chansons de geste.
(1) C'est l'heure où les songes sont les plus véridiques.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 245
tant en lui le vengeur promis par son rêve, elle
s'écria :
— Des péchés comme celui-là, Gonzalvo, je voudrais
que vous en eussiez fait sept et plus (1 ) !
Pour bien établir son dire, Mudarra remit à Gon-
zalvo la moitié de l'anneau qu'il avait partagé, et Dieu
fît un double miracle : les deux moitiés de l'anneau se
ressoudèrent, et, en s'en louchant les yeux, Gonzalzo
recouvra la vue.
Dona Sancha ne pouvait se lasser de regarder Mu-
darra, qui était le vivant portrait de Gonzalvo Gon-
zâlvez, le plus jeune et le plus aimé de ses fils. Tous
trois se rendirent à Burgos auprès du comte, et le
lendemain, jour oii le bâtard fut baptisé et fait cheva-
lier, elle l'adopta « comme le prescrit le fuero de Cas-
tille », en le faisant entrer par une manche de son
ample manteau et sortir par l'autre.
Encouragé par le comte, Mudarraparlit aussitôt pour
mettre sa vengeance à exécution. 11 attaqua d'abord
et prit l'un après l'autre les châteaux les plus voi-
sins parmi ceux dont Ruy Velâzquez s'était emparé.
Ruy, bien qu'il eût à ses ordres une troupe nombreuse,
s'enfuit devant son ennemi, et traversa toute la Cas-
tille. Enfin, non loin de Vilvesfre et de Salas, ayant
perdu quelques heures à essayer de reprendre un fau-
con échappé, il vit arriver Mudarra avec les siens, et
(1} Cet épisode, dans le cantar, a un caractère presque comique-
246 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
il se décida à l'attendre (1). Les deux ennemis se pro-
voquèrent et convinrent de combattre seuls. Après
quelques terribles coups, Mudarra enfonça sa lance
dans la poilrine de Ruy, qui tomba de son cheval. On
le transporta dans son propre château de Vilvestre,
dont ses hommes ouvrirent les portes au vainqueur.
« Et don Mudarra Gonzâlvez envoya à Salas cher-
cher sa mère dona Sancha pour qu'elle fût de ces no-
ces (2). Et elle, quand elle le sut, elle vint en grande
hâte et à très grande joie, et quand don Gonzalvo Gustioz
et son fils Mudarra Gonzâlvez surent qu'elle arrivait,
ils sortirent au-devant d'elle en « bouhourdant » et
en jetant leurs lances en l'air et en faisant de gran-
des réjouissances; et quand ils furent près de dona
Sancha, don Mudarra fut lui baiser la main, et tous,
contents, allèrent au château et mirent pied à terre.
Alors Mudarra dit à dona Sancha :
— Senora, vous voyez ici le traître : faites-le punir
comme il vous plaira.
Et le traître ferma les yeux et ne voulut pas la voir,
et dona Sancha le regarda ainsi gisant, et vit le sang
qui coulait, et dit :
— Loué soit Dieu, et grâces lui soient rendues pour
{\) D'après le poème, la scène se passe dans le val de Espcja, qui
s'appelle depuis lors le val de Espéra (esperar, attendre). On ne
rouve pas aujourd'hui dans ces parages de lieu de ce nom.
(2) «De cette fête»: expression d'une gaieté féroce en 'cette
occurrence.
LES SEPT INFANTS DE LARA. 247
la merci qu'il me fait ! Car voilà le songe accompli oi\
j'ai songé que je buvais le sang de ce traître.
Alors elle s'approcha et s'agenouilla pour boire le
sang qui coulait ; mais Mudarra Gonzalvez la prit par
le bras et la releva et dit :
— Mère et senora, ne plaise à Dieu que telle chose
arrive, que le sang d'un traître entre dans un corps
aussi bon et aussi loyal que le vôtre 1 II est dans vos
mains : dites comment vous voulez qu'il soit châtié.
Après qu'on eut longuement délibéré sur le supplice
qu'on infligerait à Ruy Velâzquez, dona Sancha déci-
da qu'on l'attacherait par les pieds et par les mains à
deux poutres dressées au milieu d'un champ, et que
tous ceux qui avaient à se venger de lui, tous ceux
notamment dont les proches avaient été tués avec les
infants, lui lanceraient des dards, des javelots ou d'au-
tres armes, jusqu'à ce que ses chairs tombassent en
lambeaux, et qu'ensuite tous le lapideraient. Ce qu'elle
avait dit fut fait, et on lança tant de pierres sur son
corps qu'il fut couvert par un monceau où il en te-
nait bien dix charretées, « et aujourd'hui encore cha-
cun de ceux qui passent par là^ au lieu de dire un Pâte?'
noster, lui jette une pierre et souhaite à son âme la
damnation éternelle. Amen I »
Quant à dona Llambla, les récits varient beau-
coup sur sa fin. [1 semble que dans la première chan-
son elle échappait à tout châtiment à cause de sa
248 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
parenté avec le comte Garci Fernàndez. Mais cette
impunité choquait le sentiment populaire, et plus tard
on raconta que Mudarra ne lui avait rien fait tant que
le comte avait vécu, mais, après la mort de celui-ci,
l'avait brûlée vive, ou lui avait infligé le même supplice
qu'à son mari ; d'autres versions disaient que, repous-
sée par le comte, elle s'était enfuie dans la Sierra de
Mena et y avait erré longtemps jusqu'à ce qu'elle y
mourût misérablement. Une tradition peu ancienne
montre à Burgos la tour du haut de laquelle elle se
serait jetée. A Lara même, une autre tradition, où tout
est d'ailleurs' étrangement défiguré, veut qu'elle se
soit précipitée dans un gouffre d'où sort encore quel-
quefois une effrayante clameur.
Voilà ce que pendant trois siècles les juglares chan-
tèrent dans la Vieille-Castille, où s'était passé le drame
d'Almenar, puis, au fur et à mesure que s'étendit la
reconquista, dans l'Espagne entière. La chanson des
Infants de Salas est sans doute la première œuvre
originale qui ait succédé aux adaptations des chansons
de geste françaises; elle a servi de modèle aux poêles
qui, peu après, célébrèrent les exploits du Cid. Ceux-
ci donnèrent à l'épopée castillane un fond plus ample
et plus grandiose : le héros qu'ils rendirent immortel
en l'idéalisant n'incarna plus seulement l'orgueil, les
LES SEPT INFANTS DE LARA. 249
haines et les vengeances de la famille féodale ; il re-
présenta la grande œuvre nationale de la reprise du
sol espagnol sur les conquérants étrangers; il symbo-
lisa les rapports des nobles hommes avec la royauté
et avec le peuple ; il devint à la fois le champion des
libertés communes contre la tyrannie royale et celui de
l'Espagne chrétienne contre les Musulmans. Les chan-
sons des Infants, plus individuelles, plus imprégnées
de l'esprit barbare des temps anciens, compensent
par l'intensité du sentiment qui les anime ce qui leur
manque en largeur et en idéal. Nous y retrouvons,
dans une fidèle et vivante empreinte, la sauvage éner-
gie et la passion concentrée d'une époque et d'une
classe d'hommes disparues, mais dont l'esprit a
longtemps survécu et circule à travers toute la poésie
comme à travers toute l'histoire espagnole. Elles
plongent au plus profond de l'âme nationale et nous
en font sentir la vigueur et aussi la férocité primitives,
quedixsiècles, malgré tant de transformations et d'ap-
parentes éclipses, n'ont pas encore épuisées. Aussi ces
chansons ne se sont-elles jamais effacées du cœur de
la nation qui les avait produites : elles se sont perpé-
tuées dans les romances, qui n'en étaient d'abord que
des morceaux détachés, dans le théâtre, qui les a
maintes fois accueiUies et qui ne les a jamais présen-
tées au pubhc espagnol sans qu'il s'y reconnût en fré-
missant. En dehors de leur intérêt historique, elles
250 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
nous allireni par leur beauté sombre et par ce qu'il y
a de généralement humain dans leur inspiration au-
tant que par ce qu'il y a dans leur forme et leurs
détails de si particulier et de si éloigné de nous. Elles
méritent de prendre place en regard des plus belles
de nos chansons de geste féodales, ào, Raoul de Cam-
brai ou de Renaud de Montauban. Elles ont sur nos
poèmes ce grand avantage que, malgré les mutilations
et les altérations qu'elles ont subies, nous en possé-
dons au moins certaines parties dans leur forme ori-
ginale, telles qu'elles ont jailli de l'âme et des lèvres
de leurs premiers auteurs, tandis que nos poèmes ne
nous sont guère arrivés que dans des remaniements
de troisième ou quatrième main.
Cette forme originale, dont nous devons la restitu-
tion aux efforts de M. Menéndez Pidal, méritait d'être
présentée aux lecteurs français, qui n'ont connu jus-
qu'ici de la pathétique légende que ses dernières
transformations. Dans le vieux mur de l'église Sainte-
Marie de Salas, où elles sont enfermées depuis neuf
siècles, les têtes des sept infants et du vieil amo tom-
bent aujourd'hui en poussière : si nous les avions
devant nous, ce n'est que par un effort de pensée que
nous pourrions leur rendre leur intégrité première,
les revêtir de leur chair, et les voir nous apparaître
telles qu'elles furent rapportées du champ de bataille,
presque vivantes encore, les yeux etfarés, la bouche
LES SEPT INFANTS DE LARA.
251
ouverte pour crier, et le sang frais ruisselant sur les
ioues.. . Ce que l'imagination seule peut faire pour cet
effrayant spectacle, une science ingénieuse et patiente
a suie réaliser pour les chants qu'il a jadis suscités,
et nous les rendre presque intégralement, dans toute
leur horreur farouche et leur saisissante beauté.
LA « ROMANCE MAURESQUE » DES
ORIENTALES
La trentième des Orientales de Victor Hugo, datée
de mai 1828, a pour titre : Romance mauresque et
pour épigraphe ces deux vers tirés du « Romancero
gênerai » :
Dixo le : — dime, JDuen hombre,
Lo que preguntarte [sic) queria,
vers d'une parfaite insignifiance, — comme beaucoup
de ceux que le poète a mis en épigraphe aux diverses
pièces de ce recueil, — et dont il ne vaut guère la
peine de rechercher la provenance exacte. Le sujet de
la pièce qui nous occupe est le meurtre de don Rodri-
gue par Mudarra, fils de son beau-frère Gonzalo Gus-
los (1) et d'une Sarrasine, épisode final du petit cycle
(1) La forme ancienne est Gustioz (plus anciennement Godestioz),
mais Gustos est la forme courante des romances.
LA « ROMANCE MAURESQUE » DES ORIENTALES. 2S3
de romances consacré aux sept infants de Lara. 11 est
curieux de déterminer la source où a puisé Victor
Hugo et devoir comment il a compris, interprété et
modifié ce qu'il y a pris.
' 11 semble qu'il n'y ait qu'à nous en rapporter là-
dessus à ce que le poète nous dit lui-même dans une
note; mais il s'en faut, comme on va le voir, qu'on
puisse se fier aux renseignements qu'il nous donne.
Voici la note, avec le commentaire qu'elle appelle :
Il y a deux romances, l'une arabe, Tautre espag-nole, sur la
vengeance que le bâtard Mudarra tira de son oncle Rodrigue
de Lara, assassin de ses frères. La romance espagnole a été
publiée en français dans la traduction que nous avons déjà
citée. Elle est belle, mais l'auteur de ce livre a souvenir d'avoir
lu quelque part la romance mauresque, traduite en espagnol,
et il lui semble qu'elle était plus belle encore. C'est à cette
dernière version, plutôt qu'au poème espagnol, que se rap-
porte la sienne, si elle se rapporte à l'une des deux. La romance
espagnole est un peu sèche, on y sent que c'est un maure qui
a le beau rôle.
Il serait bien temps que l'on songeât à republier, en texte
et traduit, sur les rares exemplaires qui en restent, le Roman-
cero gênerai^ mauresque et espagnol ; trésors enfouis et tout
près d'être perdus. L'auteur le répète ici : ce sont deux
Iliades, l'une gothique, l'autre arabe.
Disons d'abord que « la traduction déjà citée » (à
propos dun° XVI, La bataille perdue) q?A\q recueil in-
titulé : Romances historiques traduites de V espagnol par
A. FJugo (Paris, 1822). Abel Hugo a admis neuf ro-
2o4 P0È3IES ET LÉGENDES DU 310 YEN AGE.
mances du cycle des Infants. Sur ce nombre, quatre
sont des romances anciennes et ont été plus tard insé-
rées dans la Primamra y flor de Wolf et Hofmann :
I [Prïm. II, Ay Dios^ que buen caballero), III {Priîïi.
V, SaUendo de Canicosa), IV [Prim. IV, Cansados de
pelear), VIII [Prim, VIII, A cazar va don Rodrigo ;
c'est la nôtre). Les cinq autres sont, ou de simples
mises en vers de la Crônica gênerai^ ou des composi-
tions artistiques relativement modernes. Àbel Hugo
ne faisait pas, naturellement, entre les diverses classes
de romances les distinctions que la critique a établies
depuis. A plus forte raison ne se doutait-il pas que,
comme Font montré Milà y Fontanals et, tout récem-
ment, à propos de notre cycle même, M. R. Menén-
dez Pidal (1), les vieilles romances ne sont que des
dérivés et parfois des morceaux textuels de cbansons
de geste plus anciennes. Il puisait presque tous les
éléments de son recueil, — bien qu'il ne le dise nulle
part expressément, — dans la collection imprimée au
xvif siècle sous le titre de Romancero gênerai ; c'est
lui qui aura fait connaître cette collection à son frère :
je doute d'ailleurs que Victor en ait jamais lu grand'
chose en dehors de ce qu'Abel avait traduit.
Les neuf romances données par Abel Hugo contien-
nent l'histoire assez complète des infants de Lara telle
qu'elle se présente dans les romances. On voit d'abord
(1) [Voy. l'article précédent et la note^ de la page 221.]
LA « ROMANCE MAURESQUE » DES ORIENTALES. 255
(I) les noces de Rodrigue, — frère de dona Sancha,
mariée à Gonzalo Guslos et mère des sept infants, —
avec dona Lambra, noces où se querellent les deux
femmes; puis (Il-IV) la trahison de Rodrigue, qui, pour
venger Lambra insultée par ses neveux , fait perfidement
emprisonner Gonzalo par Almansor à Cordoue et livre
les infants aux chefs mores Galva [sic pour Galve) et
Viara, qui les décapitent et envoient leurs têtes à Al-
mansor; les lamentations (V-VI) de Gonzalo Guslos,
auquel Almansor a fait présenter, après un repas, les
têtes de ses fils, et sa mise en liberté par Almansor ;
la partie d'échecs (VII) où Mudarra, appelé bâtard
par un roi maure qu'il tue, exige de sa mère le secret
de sa naissance et apprend que Gonzalo Gustos l'a
engendré dans sa prison; le meurtre de Rodrigue
par Mudarra (VIII); et enfin (IX) la reconnaissance du
père et du fils, placée par le romancista auquel on
doit cette pièce, — peu ancienae, mais remarquable, —
après la vengeance, afia que Mudarra surprenne et ré-
jouisse son père en lui montrant (comme le Gid mon-
tre au vieux Diego la tête du comte) la tête de Rodrigue
pendue à l'arçon de sa selle.
De toutes ces romances, Victor Hugo n'a lu avec
quelque attention que celle qu'il a imitée ; il a dû
jeter un coup d'œil sur les autres, comme on le verra
tout à l'heure par un détail, mais il n'a pas pris la
peine de se les remémorer en écrivant sa pièce, car il
256 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
donne sur Thistoire antérieure de ses deux person-
nages des renseignements qui sont avec elles en fla-
grante contradiction.
Il ne sera pas inutile, pour se rendre compte de la
façon dont le poète français a procédé, de reproduire
la version qu'a donnée Abel Hugo de cette célèbre
romance. Sauf quelques détails qui seront indiqués en
note, elle est généralement exacte, bien qu'elle ne
serre pas toujours le texte d'assez près et n'en repro-
duise pas très fidèlement la couleur.
Un (1) don Rodrig^ue va à la chasse, c'est don Rodrigue de
Lara; au milieu du tumulte qu'elle cause (2), il s'appuie contre
un hêtre.
Il maudit le jeune Mudarra, fils de la renég-ate ; il se dit à
lui-même que s'il l'avait entre les mains, il lui arracherait
l'âme.
En ce moment arrive un homme à cheval (3). « Dieu te
garde, chevalier, qui reposes sous ce hêtre !
— Dieu te garde aussi, écuyer, heureuse soit ton arrivée î
— Dis-moi, chevalier, qui es-tu?
— On m'appelle don Rodrigue ; je suis don Rodrigue de
(1) A cazar va don Rodrigo, Y aun don Rodrigo de Lara. L'ad-
verbe aun, « même, encore », signifie ici « précisément»; sur cet
emploi singulier, voyez une remarque de M.Menéndez Pidal,p. 105.
Ce vers revient encore tel quel deux fois dans la suite.
(2) Con la gran siesta que hace, «à cause de la grande chaleur qu'il
fait » ; je ne vois pas où Abel Hugo a pu prendre le sens qu'il donne
à ce vers.
(3) Mudarillo que asomaba. Est-ce exprès que le traducteur a sup-
primé ici le nom du a petit Mudarra», ou a-t-il suivi une autre
leçon ? — Lespagnol ne dit pas que Mudarra fût à cheval.
LA « R03IANCE MAURESQUE » DES ORIENTALES. 237
Lara, frère de dona [sic) Sancha, beau-frère de Gonçalo
Gustos .
« Les infants de Lara étaient mes neveux ; j'attends ici le
jeune Mudarra, le fils de la renégate.
a S'il était devant moi, je lui arracherais Tâme. — On t'ap-
pelle don Rodrigue, tu es don Rodrigue de Lara?
« Eh bien, je suis Mudarra Gonçalès, fils de la renégate et
de don Gonçalo Gustos, beau-fils de dona Sancha.
« Je suis le frère des infants de Lara, tu es le traître qui les
a vendus au Maure dans la vallée de Arravia.
c( Mais si Dieu m'est en aide, tu vas laisser ici une vie infâme.
— Donne-moi un instant, don Gonçalès (1), j'irai prendre mes
armes.
— Le délai que tu as donné aux infants de Lara, c'est celui
que tu auras, traître, ennemi de dona Sancha. Meurs ! »
En dehors de celte romance traduite par son frère,
Victor Hugo dit qu'il « a souvenir d'avoir lu quelque part
la romance mauresque, traduite en espagnol, » et
qu' (( il lui semble qu'elle était plus belle encore ». Et il
conclut en demandant une réimpression et une traduc-
tion du Romcmcero gênerai, « mauresque et espagnol »,
qui nous donnerait « deux lliades, l'une gothique,
l'autre arabe (2)».
(1) Le texte porte don Gonçalo, parce qu'il se rapporte, comme l'a
montré M. Menéndez Pidal, à une version où Mudarra avait pris,
€n recevant le baptême, le nom de son père (et du plus jeune de
ses frères). Le traducteur a cru bien faire de substituer « don Gon-
çalès », mais don ne peut précéder le patronymique.
(2) « L'auteur le répète ici. » Je ne retrouve pas l'endroit oij l'au-
teur avait déjà dit cela. Quant au nom d' « Iliade » appliqué aux
17
258 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE
Tout cela, dit a^ec tant d'assurance, est un curieux
mélange d'erreur et d'invention. L'erreur est impu-
table à Abel, l'invention à Victor. Abel Hugo croyait,
comme beaucoup d'autres alors, comme l'auteur du
Dernier des Ahencerages^ que les « romances maures-
ques» étaient originairement l'œuvre de poètes arabes,
tandis que ces compositions factices et brillantes, dues
à des poètes de cour du xvn' siècle (et déjà de la fin
du xvi"), n'ont rien de traditionnel et surtout d'arabe.
Elles sont le produit d'une mode passagère qui travestis-
sait en chevaliers mores les galants de la cour des
Philippe tout comme une autre mode les travestissait
en bergers. Aussi tout ce que l'auteur des Romances
historiques traduites de F espagnol^ dans la section de
son introduction intitulée Romances maiiresqves,
écrit sur la différence des romances chrétiennes e
des romances arabes est-il pure divagation. C'est
dans ce parallèle illusoire que Victor Hugo a pris
l'idée de ^iV Iliade arabe» qu'il oppose à aVIliade
gothique » des romances espagnoles. Mais il ne con-
naissait sans doute guère par lui-même ces romances
moresques, car s'il les avait connues, il n'aurait
jamais eu l'idée qu'il pût y en avoir de consacrées à
l'histoire des infants de Lara. Cette histoire se passe
romances, il provient d'un mot célèbre attribué à Lope de Vega,
qui disait que le romancero était une Iliade qui n'avait pns eu d'Ho-
mère ; l'épithète de a gothique » est, bien entendu, de Hugo.
LA « ROMANCE MAURESQUE » DES ORIENTALES. 259
au x' siècle, et toutes les romances moresques se rap-
portent au xv% époque où sont censées s'être pro-
duites les luttes des Abencerages et des Zegris. Les
romances des infants reposent sur de vieilles clian-
sons de geste castillanes, et jamais on n'a eu l'idée de
reprendre ces antiques sujets pour les habiller à la
moresque; il est inutile de dire qu'aucun poète arabe
n'a pu les chanter.
Quand le poète nous parle de la « romance maures-
que, traduite en espagnol, » qu'il se souvient d'avoir
lue quelque part, et qui est «plus belle encore)) que
la romance espagnole, il se permet donc une pure fic-
tion fondée sur un malentendu. Tout comme un con-
teur du moyen âge invoquant, pour faire passer ses
inventions, une source inconnue à ses rivaux, il a
voulu justifier par celle prétendue autorité les addi-
tions que, de son chef, il avait faites à son modèle : il
s'est, gravement et solennellement suivant sa cou-
tume, moqué de ses lecteurs. Cela lui arrive souvent.
Mais cette fois, par exception, il a voulu lui-même
l'indiquer à ceux qui ne seraient pas trop naïfs ; il a
«chgné de l'œil du côté des malins». Voyez ce qu'il
dit après avoir parlé de la romance mauresque :
« C'est à cette dernière version, plutôt qu'au poème
espagnol, que se' rapporte la sienne, si elle se rap-
porte à Fune des deux. » Seulement, en laissant enten-
dre qu'il a composé librement, il induit le lecteur u^
260 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
erreur d'un autre côté ; car, en fait, sa composition
n'est qu'une paraphrase de la romance espagnole,
avec plus d'une addition malencontreuse et une seule
invention personnelle : il est vrai que cette invention
est fort belle et d'un romantisme achevé.
Hugo dit encore : « La romance castillane est un
peu sèche, on y sent que c'est un maure qui a le beau
rôle. )) Cela veut dire évidemment que dans la pré-
tendue a romance mauresque » le rôle de Mudarra
était plus développé, plus sympathique (1) ; mais on ne
remarque à ce point de vue aucune différence entre la
romance espagnole et celle de Victor Hugo, si ce
n'est que Mudarra, dans celle-ci, parle beaucoup plus
longuement. Le reproche de « sécheresse» est simple-
ment destiné à justifier la délayage et les additions ame-
nées par le besoin de la rime qui distinguent le poème
français de l'original.
La forme de ce poème appelle aussi quelques remar-
ques. A l'époque d'Abel Hugo il était encore d'usage
d'imprimer les romances en les divisant en quatrains ;
c'est pour cela qu'il a divisé ses traductions en para-
graphes dont chacun représente quatre vers. Victor
Hugo a été amené par là à faire des strophes ; mais
(1) C'est d'ailleurs encore un contre-sens. Mudarra n'est pas un
More : il est le fils de Gonzaio Gustioz et d'une More, mais il est ou va
être (suivant les versions) baptisé ; il est d'ailleurs le véritable héros
de la romance comme des cantarcs de gesta, le vengeur des infants
de Lara ses frères, et c'est lui qui a toute la sympathie du poète.
LA « ROMANCE MAURESQUE » DES ORIENTALES. 261
le quatrain était trop court : il a pris le sixain. Il a
gardé les vers de sept syllabes, — ce qui prouve
(comme son épigraphe) qu'il avait jeté les yeux sur
quelques romances dans l'original, — et conservé
ainsi quelque chose de l'allure de l'espagnol, bien que
la répartition des rimes soit tout autre. Naturelle-
ment il a remplacé l'assonance par la rime.
Voici maintenant, pour achever cette étude, —
qu'on trouvera peut-être un peu minutieuse, mais qui
ne me semble pas manquer d'intérêt en mettant à nu la
façon de travailler du poète, — la pièce elle-même, où
je marque par des italiques tout ce qui n'est pas dans
loriginal (sans m'attachera de trop insignifiantes addi-
lions ou substitutions), et dont j'accompagne certains
passages des remarques qu'ils appellent.
Romance mauresque.
Don Rodrigue est à la chasse,
Sans épée et sans cuirasse [i).
Un jour d'été, vers midi (2),
Sous les feuilles et sur l'herbe
Il s'assied, l'homme superbe^
Don Rodrig'ue le har^di.
(1) Ce vers est suggéré par la fin, qui montre que Rodrigue était
sans armes.
(2) Il est très curieux que ce vers se rapproche de l'original beau-
coup plus que la traduction d'A. Hugo (voy. ci-dessus, p. 256, n. 2) ;
il semble toutefois que ce soit un hasard, et que midi ait été mis là
pour rimer avec hardi.
262 POÈMES ET LÉGE^'DES DU MOYEN AGE.
La haine en feu le dévore.
Sombre, il pense au bâtard more,
A son neveu (1) Mudarra,
Dont ses comj^lots sanguinaires
Jadis ont tué les frères^
Les sept infants de Lara.
Pour le trouver en campagne
Il traverserait l'Espagne
De Fi guère à Sétuval (2). -
L'un des deux mourrait sans doute (3).
En ce moment sur la route
Il passe un homme à cheval.
« Chevalier, chrétien ou more^
Qui dors sous le sycomore (4),
Dieu te guide par la main ! »
— <( Que Dieu répande ses grâces
Sur toi, récuyer qui passes,
Qui passes par le chemin ! »
— « Chevalier, chrétien ou more.,
(1) Erreur qui se répète encore trois fois dans la pièce. Mudarra,
fils de Gonzalo Gustioz et d'une More, n'était nullement le neveu de
Rodrigue, qui était oncle des sept autres fils de Gonzalo comme
frère de leur mère Sancha.
(2) Ces trois vers sont ajoutés mal à propos : Rodrigue ne cherche
point Mudarra ; au contraire, il sait que celui-ci le cherche. —
Figuère est ici pour Figueras, ville de Catalogne non loin de Girone ;
quant à Sétuval ou Setubal, ville de Portugal près de Lisbonne, elle
ne doit évidemment d'être mentionnée ici qu'au besoin d'avoir une
rime pour cheval.
(3) Dans l'original, Rodrigue dit seulement que s'il avait Mudarra
entre les mains il lui arracherait l'àme.
(4) Le sycomore remplace le hêtre pour la rime.
LA « ROMA^'CE MAURESQUE » DES ORIENTALES. 263
Qui dors sous le sycomore,
Parmi l'herbe du vallon^
Dis ton nom, afin qu'on sache
SI tu j) or tes le panache
D'un vaillant ou d'un félon.
— « Si c'est là ce qui t'intrigue^
On m'appelle don Rodrig^ue,
Don Rodrigue de Lara ;
Dona Sanche est ma sœur même^
Du înoins^ c'est à mon baptême
Ce cjunn prêtre déclara (1).
« J'attends sous ce sycomore :
J'ai cherché d'Albe à Zamore
Ce Mudarra le bâtard,
Le fils de la renégate.
Qui commande une frégate
Du roi maure Aliatarip).
« Certe^ à moins qu'il ne m'évite^
Je le reconnaîtrai vite :
(1) Au lieu de ces deux vers de remplissage, Hugo aurait mieux
fait de mentionner ici, comme l'original, Gonzalo et les infanls.
(2) Ces deux vers, répétés plus loin, sont uniquement dus au
besoin d'avoir une rime au mot renégate. « Frégate » au x*^ siècle est
un fort anachronisme. — Je ferai remarquer ici que ce nom de
« renégate » donné à la mère de Mudarra par les romances (et
déjà sans doute par un cantar de gesta du xiv^ siècle (voy. Menéndez
Pidal, p. 104) ne s'explique pas : dans l'une et l'autre des deux
versions, assez ditïérentes, de ses amours avec Gonzalo Gustioz, elle
est simplement more. — Le nom d'Aliatar, qui a fourni deux
rimes, est emprunté à la romance qui précède celle-ci dans le livre
d'A. Hugo ; c'est le nom du roi de Segura que Mudarra tue parce
qu'il l'a appelé «■ fils de personne ».
264 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE
Toujours il porte avec lui
Notre dague de famille (1) ;
Une agate au pommeau brille^
Et la lame est sans étui.
« 0^^^, j^ftr mon âme chrétienne ,
D'une autre main que la mienne
Ce mécréant ne mourra.
C'est le bonheur que je brigue... »
— « On t'appelle don Rodrigue,
Don Rodrigue de Lara ?
« Eh bien ! seigneur., le jeune homme
Qui te parle et qui te nomme.,
C'est Mudarra le bâtard (2),
C'est le vengeur et le juge.
Cherche à présent un refuge ! )>
Vautre dit : « Tu viens bien tard! {3) »
« Moi, fils de la renégate,
Qui commande une frégate
Du roi maure Aliatar,
Moi, ma dague et ma vengeance^
Tous les trois d'intelligence.,
Nous voici ! » — « Tu viens bien tard ! »
(1) Suite de Terreur signalée plus haut : Mudarra n'est pas parent
de Rodrigue, et il n'y a donc pas une dague de famille commune à
tous deux.
(2) L'original ajoute : «fils de la renégate et de don Gonçalo
Gustos, beau-fils de dona Sanche. » Si le poète n'avait pas omis ces
détails, il auraitrendu son œuvre plus claire, et ne serait pas tombé
dans la faute signalée plus loin.
(3) Toujours l'idée que Rodrigue désire la rencontre avec Mu-
darra.
LA « ROMANCE MAURESQUE )) DES ORIENTALES. 265
— « Trop tôt pour toi^ don Rodrigue^
A ïiioins qu'il ne te fatigue
De vivre... Ah f la peur fément^
Ton front pâlit ; rends, infâme,
A moi ta vie, et ton dme
A ton ange, s'il en veut !
« Si mon poignard de Tolède
Et mon Dieu me sont en aide,
Regarde mes yeux ardents^
Je suis ton seigneur^ ton maître,
Et je t'arracherai, traître,
Le souffle d'entre les dents / (1)
« Le neveu de doha Sanche (2)
Dans ton sang enfin étanche
La soif qui le dévora.
Mon oncle, il faut cpue tu meures.
Pour toi, ptlus de jours ni d'heures f... ^>
— « 3Ion bon neveu Mudarra,
« Un moment ! attends que j'aille
Chercher mon fer de bataille . »
— « Tu n'auras d'autres délais
Que celui qu'ont eu mes frères :
Dans les caveaux funéraires
Où tu les as mis, suis-les !
(1) L'original, que Hugo a trouvé à cause de cela « un peu sec »,
n'a rien de toutes ces menaces ; en revanche il rappelle, ce qui est
plus utile, la trahison de Rodrigue envers les infants.
(2) Dona Sancha, sœur de Rodrigue et mère des infants, avait
adopté Mudarra, bâtard de son mari, qui se donne dans l'original
le titre de son beau-fils ; en changeant « beau-fîls » en « neveu »,
Hugo a rendu toute la pièce inintelligible.
266 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
« Si, Jusqu'à r heure venue ^
J'ai gardé ma lame nue,
C'est que je voulais, bourreau,
Que, vengeant la renégate [2),
Ma dague au pommeau d'agate
Eût ta gorge pour fourreau, ))
Il n'y a, en somme, d'ajouté, sauf les développe-
ments quelque peu redondant-s et les vers ou mots
amenés par la rime, qu'un seul trait, celui de la dague
que Mudarra porte nue, jusqu'à ce qu'il en ait trouvé
le fourreau, la gorge de Rodrigue. Ce trait est si ori-
ginal, si frappant dans sa bizarrerie, si bien d'accord
avec le ton général de la poésie héroïque castillane,
que je n'ai pu croire, pendant longtemps, qu'il fût
sorti de l'imagination du poète français. Mais il ne se
trouve dans aucun texte espagnol, — chansons de
geste, chroniques, romances ou drames, — relatif
aux Infants de Lara (2), et je ne pense pas non plus
que Hugo l'ait pris ailleurs ; au moias ni moi ni au-
cun des savants que j'ai consultés ne l'avons ren-
(1) Ici il est impossible de deviner ce que le poète s'est représenté.
La « renégate » est la mère de Mudarra ; elle n'a jamais eu de
rapports avec Rodrigue, et son fils n'a pas à la venger de lui. C'est
en l'appelant « ennemi de dona Sancba » que Mudarra, dans l'ori-
ginal, frappe Rodrigue. Hugo ne peut cependant avoir confondu
dona Sancha, dont il fait la tante de Mudarra, avec sa mère la rené-
gate. Je ne sais vraiment ce qu'il a entendu lui-même.
(2) On peut s'en assurer en lisant le beau livre de M. Menéndez
Pidal, et le savant auteur lui-même a bien voulu me dire qu'il
n'avait jamais rien rencontré de pareil.
LA « ROMANCE MAURESQUE » DES ORIENTALES, 267
contré nulle part. Il a donc bien été inventé par
Victor Hugo, et on peut, je crois, se rendre compte
de la façon dont il lui est venu. Il s'agissait de trouver
des rimes riches au mot renégate, qui lui plaisait en
lui-même, par ce qu'il a de rare et ici de mystérieux.
Il avait déjà employé, — assez peu heureusement, —
frégate; il ne lui restait plus (i\ïagate[\). Agate ne
pouvait guère s'employer, dans un tel sujet, que com-
me qualifiant le pommeau d'une épée, ou plutôt d'un
poignard, d'une dague. Mais pour mentionner, dans
ce tragique dialogue, l'agate d'un pommeau de dague,
il fallait que cette dague eût une importance excep-
tionnelle, et le poète, intervenant ici pour parfaire et
transformer le travail du versificateur, trouva la belle
idée de la dague sans fourreau. Il eut soin, comme le
font en pareil cas les bons ouvriers de vers, d'appeler
une première fois (dans le monologue de Rodrigue)
l'attention sur le mot agate^ placé en dehors de la
rime, en sorte que, dans la dernière strophe, quand
arrive le mot renégate (2), le lecteur attend vaguement
et voit briller avec plaisir la « dague au pommeau
d'agate», suivie du vers imprévu et magnifique qui
termine le poème.
Ainsi se trouve justifiée une fois de plus, pour
(1) Je ne parle pas de vidgate el de régate.
(2) Pour avoir ici le mot renégate, le poète, comme on l'a vu
ci-dessus (p. 266, n. 1), n'a d'ailleurs pas reculé devant une absurdité.
268 POÈMES ET LÉGENDES DU MOYEN AGE.
l'école romantique, l'importance extrême de la rime
et son pouvoir créateur que Théodore de Banville a si
bien mis en lumière (I).
(1) Quand j'ai écrit celte note, je n'avais pas connaissance de l'in-
téressant article de M. Foulctié-Delbosc dans la Revue hispanique
(mars 1897): L'Espagne dans les Orientales de Victor Hugo. L'auteur
y présente des observations qui ressemblent beaucoup à celles qu'on
vient de lire, mais il n'entre pas dans le détail.
TABLE
Pages.
Avant-propos v
La Chanson de Roland et les Nibelungen. . : 1
Huo n de Bordeaux • 24
Aucassin et Nicolette 97
Tristan et Iseut 113
Saint Josaphat -. 181
Les sept Infants de Lara 215
La « Romance mauresque » des Orientales 252
Corheil. — Imp. Crltk.
ï
É
t
B.
(^
^'^^f^Z^^'^
CoRBUL. — Imprimerie Ld. Crétk.
"^^^^^Ê\
î>]-î^.
BOSTON PUBLIC LIBRARY
m
3 9999 05493 526 5